mercredi 21 mars 2018

Ici


Dimanche 4 mars 2018. Sur le Kourou.  

Depuis si longtemps la poésie s’est échappée de moi.

Ici, l’idée résiste. Un autre potentiel s’exprime. Les mêmes mots reviendraient presque à chaque fois. Est-ce l’expression d’une identité qui se réaffirme, se retrouve, pour convoler avec ses propres éléments constitutifs ?

Ici, pas de mauvaise surprise. Jamais. Pas de sentiment inopportun. S’impose avec douceur la sensation d’exister au sein d’une histoire qui ne cessera qu’au dernier souffle. 

C’est ainsi.

Depuis ces huit années écoulées, depuis cette dernière fois à Kourou, où nous avions avec mon frère enterré notre père, j’ai grandi, appris, vieilli, réussi, perdu, connu des échecs. Je suis devenu orphelin. Au détour d’un chemin de traverse, périlleux, nécessaire, erroné, j’ai même failli perdre la raison.

Les vérités s’instruisent de l’expérimentation. Qu’importe la laideur, bien qu’il soit préférable de tutoyer la beauté. Si souvent nous pensons à juste titre. Dans la seule confirmation de notre insuffisance, d’un bien appris des seules forces qui, intrinsèquement, finissent toujours par nous échapper.

Ici, il semble plus naturel d’écouter la chanson silencieuse. Elle est un refrain dans mes veines, la pulsation fine et apaisée d’un cœur qui bat encore. Ici, en cette douce et sauvage Amazonie, les cent milles rayures de mon être inscrivent sur les marbres d’une époque intemporelle, une sous-jacente idée qui vise juste.

Tu n’es pas la voiture que tu conduis. Tu n’es pas la note de ta performance annuelle. Tu n’es pas celui qui de toi dit seulement ce qu’il envisage.

S’il est certain que l’abîme appelle l’abîme, de grandes choses naissent parfois de rien. Le renouvellement consiste à se retrouver dans des gestes simples, faisant appel aux rythmes premiers de notre corpus originel.

Autour de moi figurent de nouveaux visages, parmi ceux que je connais depuis plus de trois décades. La forêt est toujours là. Elle nous enveloppe lestement. Le fleuve coule sans bruit, juste à côté de nous. Les grandes averses ont fouetté les obscurités de la nuit guyanaise.

On entend en arrière-plan les lignes de basse d’une musique rythmée. Elles grondent à travers les grands arbres, dans un carbet invisible, situé non loin de nous. De nombreuses familles s’y sont depuis hier rassemblées, dans l’incessant ballet d’une coque alu qui assurait avec grand bruit le transport des convives. On pensait qu’ils allaient faire la fête toute la nuit. On ne les a qu’à peine entendus.  

Le réveil a quand même été un peu difficile. L’un de notre tribu s’est chargé du boucan, dans un ronflement tout droit sorti d’un film d’épouvante post-apocalyptique. Nombreux ce matin sont ceux aux yeux rougis, d’avoir trop peu dormi. Jean-Charles a lancé plusieurs tournées de café. Il nous fallait bien ça.

Peu après le petit-déjeuner, je me suis mis à écrire. Donovan est venu griffonner quelques mots sur les pages de ce carnet. Il a aimé que je lui prête le Nikon. Il a pris du plaisir à faire des photos. J’aime bien ce gosse. Son père est mon ami depuis plus de vingt-cinq ans.

Je regarde alentour. La lumière du jour change. Elle s’épure des particules fines laissées en suspension par les pluies diluviennes. Le soleil va gagner la partie. Sa victoire annoncera l’avènement du petit été de mars.  

Tout à l’heure, on ira en canoé se promener sur le fleuve. On visitera les carbets abandonnés. Jean-Charles me montrera jusqu’où les eaux sont montées lors de la dernière crue. Il n’y aura pas d’autre urgence. Les calomnies du monde se seront dissipées.

J’aurai la peau trop blanche des métros, et un peu de ce gras du bide des hommes d’affaires de la Défense. Je penserai à mon fils et à ma chérie, qui seront du prochain voyage.

Je serai Ici, chez moi.



9 commentaires:

duke a dit…

Beau texte mon Bro, qui me parle évidement !

Olivier Brugerie a dit…

Merci pour ta lecture mon bro :)

Anonyme a dit…

Monsieur, vous êtes un poète.
Dès la première phrase je suis conquise.
"Depuis si longtemps la poésie s’est échappée de moi."
Cette affirmation me semble pourtant si éloignée du sentiment qui se dégage de votre texte. Il est si poétique, si beau, si plein de cette Guyane que j'aime tant.
J'ai lu et relu ces lignes jusqu'à m'en imprégner entièrement.
Vos souvenirs se mêlent aux miens, ramenés à la vie par votre récit.
J'aimerais avoir votre plume et votre incroyable mémoire. Vous décrivez si parfaitement vos sentiments, les lieux, l'ambiance... J'ai l'impression d'être là, "les yeux rougis, d'avoir trop peu dormi."
J'espère qu'à l'instant où j'écris ces lignes, convaincu de votre immense talent, vous écrivez ce roman que j'espère et attend.
L.

Olivier Brugerie a dit…

Très sincèrement, vos mots, vos retours, sont une matière précieuse dans laquelle je retire bcp d'énergie et d'envie. Merci mille fois "L". Peut-être pourrons-nous échanger un peu plus longuement, d'autant que nous semblons partager un destin guyanais... Au plaisir de vous lire
Olivier

Anonyme a dit…

"... de grandes choses naissent parfois de rien. " Ce sont vos mots, pas les miens. Des mots qui mis ensemble font échos, comme beaucoup d'autres dans vos textes. Cette énergie, cette envie dont vous parlez, j'aimerais croire que j'y suis pour quelque chose, mais je vous ai suffisamment lu pour comprendre qu'elles font partie de vous. Vous êtes né pour écrire, pour faire vibrer les âmes et bouleverser les coeurs. Votre énergie, votre envie se retrouvent dans chacun de vos écrits.
Merci à vous pour se retour très touchant. Pour le coup, c'est moi qui suis désarmée.
L.

Olivier Brugerie a dit…

Rassurez-vous, nous n'avions pas pris les armes, et c'est avec un grand sourire au lèvres que je vous lis ce matin :)
Je ne peux qu'une fois de plus vous remercier, dans ces temps où des choix importants orienteront certainement les parcours et les voies à suivre...
Bien à vous,

Olivier

Anonyme a dit…

C'est avec un grand sourire aux lèvres que je vous lis à mon tour.
"...ces temps où des choix importants orienteront certainement les parcours et les voies à suivre..."
Il y a quelques semaines à peine les rues d'Avignon étaient pleines de comédiens et de cette fabuleuse énergie que j'aime tant.
J'étais comme une petite fille, les yeux grands ouverts, riant, pleurant, vibrant sous les tirades...
A présent, je mets en place un projet pensé depuis près d'une décennie, dans un village où je vais tenter d'accorder ma vie à "ces temps".
Tout cela me semble surréaliste.
Quels que soient vos choix, j'espère que vous ne cesserez jamais d'écrire.
Bien à vous,
L.

Olivier Brugerie a dit…

Je vous réponds avec plus d'un mois de retard... Une méchante blessure de surf... Et puis le temps venu d'assumer ce choix, dont je rêve depuis toujours. Je me suis remis à écrire et je vais m'y consacrer à plein temps...
Bien à vous,

Olivier

Anonyme a dit…

Faire de votre rêve une réalité, votre réalité. Je suis admirative, conquise. Je sais que l'écriture sera superbe. Aucun doute là-dessus.
Le moment venu, je serai très heureuse d'acheter votre livre. Je sais qu'il sera excellent. Une fois encore, aucun doute là-dessus.
Je sais qu'il me faudra être patiente. Peu importe le temps. Vous vivez votre rêve. Vous devez être heureux, avoir trouvé une certaine sérénité. En tout cas je l'espère. J'espère aussi que ce méchant accident de surf n'est plus qu'un mauvais souvenir. Prenez bien soin de vous. Écrivez. Soyez heureux et le moment venu, régalez nous d'un ouvrage exceptionnel.
Bien à vous, L.
PS : vos retours m'ont manqué...

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