mercredi 31 août 2016

AGAIN


La musique ne diffusait pour l’instant qu’en sourdine. La jeune femme venait de mettre fin à son monologue. Elle demeurait maintenant silencieuse, assise sur le canapé, si près de son homme qu’elle le frôlait.

Ce qu’elle avait accompli en parlant pendant près de dix minutes, c’était rompre la course du temps. Elle le savait. Éperdue, elle regardait celui qu’elle nommait l’amour de sa vie dans les yeux. Elle semblait le percevoir de toute son âme. Prise d’une angoisse vertigineuse, elle scrutait sa réaction première avec une attention rare, presque extrême. Elle le connaissait bien. Elle ne doutait pas du choc qu’il venait de recevoir.

Terrassé par l’exposé qu’elle venait de livrer, il tenta en vain de soutenir sans défaillir le regard de la femme qu’il aimait. Il ne pût tenir que quelques secondes avant de fondre en larmes, gêné et hoqueteux.

Il eut du mal à contenir la douleur. Ses viscères, envahis de spasmes, semblaient mugir à l’unisson un seul et terrible cri, celui d’une terre qui venait de se lézarder sous ses pieds, d’une vie qui n’aurait vraisemblablement plus lieu. Vaincu, il se résigna à détourner la tête, pour échapper un instant à la détresse de sa compagne. De sa main, il alla même jusqu’à se couvrir le visage.

Elle alla chercher cette main et bientôt la serra de toutes ses forces entre les deux siennes. Elle y trouva l’inépuisable chaleur brute qui s’en dégageait en permanence,  un réconfort immédiat. Elle eut pour lui des gestes tendres et assidus, passant et repassant sans cesse ses doigts entre les siens, lui qui ne pouvait livrer mot, pas un seul, juste sa main chaude. L’exacte expression de lui-même.

Au-delà des mots, dans leur immense silence, n’étaient plus que leurs souffles à tous deux, perdus dans les souvenirs d’embruns atlantiques qu’ils avaient tant aimés.

Elle se redressa. Ses admirables cheveux longs glissaient de part et d’autre de ses épaules délicates, une cascade de sensualité dans laquelle il s’était si souvent baigné, paume sur la nuque, les yeux fermés dans la senteur du vivre vraiment. Il entendait son cœur battre à l’intérieur de lui. L’écho résonnait toujours en arrière-plan, une chanson connue et aimée, mais qui lui demeurait inaccessible.

Elle alla chercher ses yeux et leurs regards, leur résidence, se touchèrent enfin, deux âmes s’effleurant avant de s’embraser. Elle eut le courage et la vertu de reprendre la parole. Il lui sembla d’elle, à cet instant, d’inaltérable ne lui rester que sa beauté.

-          Je ne sais pas ce qu’il demeurera de nous, de ce que nous devions être, de cette vie que nous devions bâtir. Il n’y aura peut-être pas ce que tous les autres ont, cette vie réglée et douce, le quotidien des gens normaux.

-          Mon amour…

-          Nous ne serons peut-être que ça, notre amour et nos moments, toujours trop rares, toujours trop courts. C’est ma seule vérité, je veux que tu le saches, plus que tout le reste…

Il se remémora les irrespirables temps de leurs premières étreintes, ce temple qui ne pourrait en aucune manière ni s’affaisser, ni rompre et ni faillir. Elle était toujours là, assise en face de lui et, à voir ce qui vivait dans ses yeux, l’amour ne s’en était pas allé.

Ce qui était parti, ce qui n’existait déjà plus, sans qu’aucun d’eux ne le valide consciemment, c’était justement tout ce dont a besoin l’amour pour grandir, vivre et perdurer, au-delà des impossibles passions et des ventres qui prennent feu.

Les certitudes et le quotidien des « gens normaux » les avaient toujours fuies. Depuis cinq minutes, depuis qu’elle avait parlé et donné une vie tangible aux lignes brutales de son diagnostic, ils étaient maintenant privés d’une projection vers un futur commun.
           
Il se sentit vainement mourir, le pas d’une porte qui se ferme en grinçant. De quel pouvoir disposait-il encore ? Il ne ressentit qu’un grand vide à l’intérieur de lui, une période de dévastation dont il faudrait bien réussir à s’extraire.

Il se leva et alla chercher un CD, qu’il inséra dans le lecteur. Il envoya Again, la longue symphonie d’Archive, leur hymne, le plu fort possible sur la chaîne Hi-fi. L’arpège de guitare leur ouvrit instantanément un autre monde, un refuge où rien de menaçant ne pouvait encore advenir. Il se rapprocha d’elle, lui toucha le visage. Ils s’embrassèrent. Ils s’embrassèrent de longues minutes, jusqu’à perdre haleine. Il buvait ses lèvres, elle avalait sa langue, la vie dans les salives et les respirations coupées.  

Il vint en elle. Elle s’agrippa. La musique d’Again résonnait dans toute la pièce, envahissant leurs âmes et leurs sexes mouillés. Durant le quart d’heure qui suivit, rien ne les atteignit plus guère.

Il se retira lorsque la chanson fut terminée. Il attrapa la télécommande et ordonna la lecture du même morceau. Il revint, presque titubant, se placer entre ses cuisses. La douleur n’existait plus. Ce n’était qu’un magma rougeoyant, vif foyer de flammes bleues mêlant le désir à l’effroi, la certitude du paroxysme atteint et du déclin qui s’en suivrait.

Il sut, avec foi, qu’il ne leur restait que la fin d’une saison ou deux peut-être, avant que les firmaments ne tombent au ras des terres, les inlassables qui se lassent enfin, tout au bout de leur course folle. Il la regarda longuement, chaque détail de son corps ouvert, avant de revenir en elle et de reprendre possession de sa propre vie.  

La mélodie d’Again les enivrerait bientôt de nouveau. La chanson disait pourtant ceci :

If I walk away from you and leave my love, could I laugh again? You're killing me again, am I still in your head?  You used to light me up now you shut me down…I'm losing you again…

Si je m’éloigne de toi et te quitte mon amour, pourrais-je rire de nouveau ? Tu me tues encore une fois, suis-je toujours dans ta tête ? Tu me donnais la lumière, maintenant tu l’éteins…

Je te perds encore une fois…  

vendredi 15 juillet 2016

JE VOUS RETIRE LE DROIT

Ce que je voudrais dire à Messieurs Valls, Hollande et consort.

En ce nouveau jour d'une peine immense et d'une colère infinie, je vous retire le droit de parler en notre nom, au nom du peuple de France.
Je vous interdis de dire à notre place que nous ferons front, que nous serons courageux, que nos larmes sécheront un jour, parce que la démocratie est la plus forte et qu'elle finira par vaincre.
Je vous interdis de dire ce que vous ne savez pas, cette matière dont vous ignorez tout, nos battements de cœur, nos révoltes sincères pour l'instant inutiles, nos aspirations simples d'un monde plus équilibré, où les raisons des humbles et des plus faibles, sont celles qu'il faut défendre, avant tout.
Je vous retire le droit de proclamer que j'ai mal et que vous allez faire le nécessaire pour que cette douleur cesse.
Je vous retire le droit d'incarner ces martyrs, nos morts, pour les guerres et les intérêts qui n'ont jamais été ceux des gens qui sont écrasés par les bombes, ou les camions blancs.
Je vous retire le droit de nous faire part de ce que vous imaginez pour nous, pour les années à venir. Vous n'imaginez rien. Vous ne rêvez pas. Vous calculez. 
Je vous laisse ce droit-là, celui de calculer.
Calculez, jusqu'à ce que les chiffres vous étouffent, vous aspirent, et vous fassent finalement disparaître.
Calculez de quelle manière vous pourrez encore écraser nos droits les plus fondamentaux, à coups de 49.3, de corruption, de collusion, de vente d'armes à l'international, comme le symbole d'une nation qui s'est perdue en chemin.
Calculez... Et rappelez-vous, jusqu'à ce que mort s'en suive, à quel point vous avez trahi cette démocratie, cette même démocratie que vous étiez censés représenter, avec justesse, justice, humilité et tempérance.
Calculez et rappelez-vous encore à quel point vous la foulez au pied depuis vos sombres exercices, vos grands palais, vos beaux discours, vos louanges misérables d'une élite assoiffée qui ne sert qu'elle-même, les intérêts des puissants, des lobbys, des hégémonies.
Rappelez-vous enfin que nous n'oublions rien, que nous n'oublierons plus, ni votre ingérence, ni vos colonies, ni vos obséquieuses médailles du mérite, ni votre inépuisable condescendance.
Rappelez-vous qu'un jour nous changerons peut-être de logiciel interne.
 Un jour viendra, car il doit maintenant venir, où nous nous réveillerons pour de bon, où nous comprendrons que ce n'est pas à nos enfants de changer la triste donne d'un monde à bout de souffle.
C'est à nous, les morts, les vivants, les écrasés, de réaliser cette improbable mutation, cette lumineuse acrobatie que de renverser enfin un Système qui nous tue. 
Je vous retire le droit de m'interdire de me battre pour ce nouveau monde, ce monde dont vous ne ferez plus partie.