vendredi 13 septembre 2013

SOLEIL NOIR


Samedi 25 mai 2013, Agde.

C’est en discutant le weekend dernier avec Karak que l’idée de ce texte est née. Nous avions ce soir-là eu une discussion assez agitée, parfois tendue. Quelques mots nous échappèrent à tous les deux, chacun son tour, mais nous n’étions pas l’un en face de l’autre uniquement pour faire de la littérature, ou pour boire du Picpoul jusqu’à pas d’heure.

Lorsque cette petite tempête se calma, nous avions parlé d’amour. Nous avions une telle capacité à nous comprendre, depuis la première fois de ce mois de janvier 2013, où nous nous étions enfin retrouvés. Nous pouvions être totalement infréquentables pendant des heures, à ne rien dire d’essentiel, pour savoir, dans l’instant d’après, aller moudre dans le dur, la profonde matière des trente années que nous avions vécues loin l’un de l’autre. Il me donna ainsi ce point de vue :

- Il existe plein de femmes avec lesquelles ça marche bien au lit. Mais dans ta vie, elles sont très rares celles avec lesquelles le sexe prend une toute autre dimension, où il ne s’agit pas seulement de faire l’amour, de prendre du plaisir, d’en donner, finalement de bien s’entendre. Dans toute ta vie, tu n’en as que deux ou trois avec lesquelles tu fusionnes.

- Où ton être et le sien s’effacent alors, pour n’être plus qu’une seule et même chose, un seul corps, une intuition du monde. Et il n’existe plus rien d’autre. C’était comme ça avec elle, tu sais. Mais la vérité, c’est que c’est la partie la plus facile, parce qu’elle ne se réclame de rien. Cette magie survient d’elle-même, sans que tu ne fasses rien pour la faire naître. Si c’est en elle que tu trouves, c’est aussi en elle que tu te perds. Parce que c’est tout le reste qui compte. C’est tout le reste qui compte vraiment.

Karak fit un signe de la tête approbateur. Il fini par dire, en guise de conclusion :

- Oui, elles sont des soleils, dans lesquels tu peux parfois te brûler entièrement.

Sur la route, le lendemain, je repensai à cette discussion. Les enfants s’étaient endormis, derrière moi, sur la musique douce et enivrante de Gaudi. Tandis que nous avalions les kilomètres dans cette ambiance feutrée, se formula progressivement en moi une version légèrement différente de ce soleil, qui s’inspirait bien sûr de mon propre vécu. Je repensai à cet incroyable parcours, deux épisodes survenus en l’espace de 10 ans, qui avaient si parfaitement marqué ma vie. Deux points irrémédiables dans un tracé terrestre pourtant éphémère, deux bornes tout à fait incontournables.

Lorsque le temps passe, que la douleur s’estompe, on voit les choses plus clairement, avec plus de lucidité, moins de passion, aidé d’une perspective qui se met progressivement en place. J’ai écrit, dans un précédent texte, qu’il ne faut pas craindre la faute, puisqu’elle survient de toute façon. Je le pense aujourd’hui, plus que jamais.

Ce qui compte véritablement, ce n’est pas la faute, la trahison, ou tous les noms que l’on peut donner à ce qui a un jour fait mal ou détruit. Tout le monde faute un jour ou l’autre. Tout le monde se trompe, blesse, sort de ses gongs. Il n’est personne qui ne se soit un jour fourvoyé. Qui pourrait dire le contraire ?

Sûrement pas moi.

La faute ne fait pas la qualité d’un individu. Ce qu’il en fait, ce qu’il en retire, ce qu’il apprend d’elle, sans parole d’évangile, sans posture d’exégète, oui. Définitivement, oui. La vérité, c’est qu’on se fiche de la culpabilité. Elle ne nous concerne pas, puisqu’elle nous concerne tous.

Peut-on en dire autant de la répétition, et de la manière avec laquelle on réitère la faute ? Chacun répondra, dans les évidences subjectives de sa propre expérience.

Pour ma part, il fallait bien qu'un terme soit un jour posé. On ne légitime aucun postulat ; on doit savoir reconnaître l’épitaphe. C'est ainsi que le soleil dont je parle est devenu Soleil noir, ce jour-là, tandis que je conduisais, les enfants toujours endormis à l'arrière de la voiture.

Un Soleil noir est une entité à part entière, dont on peut objectivement se demander s’il ne fait jamais briller que pour lui-même.

Il n’est pas ici question d’amour. Le Soleil noir peut certainement aimer. Mais sa manière est celle d’un astre froid, qui se nourrit et absorbe la lumière de l’autre, sans ne jamais retirer le moindre enseignement des erreurs qu’il a pu commettre, du mal qu’il a pu engendrer. Ce sont des mots difficiles, certes. Mais pas tant que de croiser dans sa vie un Soleil noir. 

Le trait le plus marquant chez un Soleil noir est qu’il ne demande jamais pardon. Le temps le fait pour lui. Quand il réapparaît dans votre vie, il peut s’être écoulé presque dix ans. Il dira pardon alors, oui. Il pleurera même. Mais il obtiendra seulement ce que la décade écoulée lui avait de toute façon déjà accordé.

Juste avant de vous reprendre, le Soleil noir vous fera la leçon sur votre peu de témérité à changer les choses qui constituent toute votre vie, pour se donner la chance de vivre ce qui doit être vécu avec Lui. Au delà des promesses et des engagements qui font les gens de bien, le Soleil noir ne changera absolument rien à sa propre vie, lorsque vous aurez effectivement vous-même rebattu l’ensemble de vos cartes, tout ce que vous aviez bâti en son absence.

Le Soleil noir nommera la part sacrée de votre histoire la seule qu’il sera vraiment capable de vous donner sans retenue, son amour physique, alors que la part sacrée se situera bien sûr dans tout le reste, dans la résonance d’une Histoire passée violente, douloureuse, dans cette parole qu’il vous aura donnée une seconde fois et en laquelle vous aurez inconditionnellement crue.

Trou noir.

Le jour où le Soleil noir reprendra cette parole, en vous regardant dans les yeux, en vous faisant part d’une décision dont il n’aura discuté qu’avec lui-même, les mots qu’il emploiera seront si laids, si parfaitement égoïstes, qu’ils condamneront votre histoire. Ce sont des mots que vous n’oublierez jamais. Ils vous détruiront sur le champ, dans l’exacte réplique du premier acte passé.

Ce qui est plus triste encore, c’est qu’ils détruiront ce jour-là, puis peu à peu par la suite, dans leur inlassable enchaînement, ce qui valait bien plus que votre simple cœur : votre amour. Il était immense, plus grand que vous-même. Par deux fois, le Soleil noir l’assassina.

La question que vous voudriez peut-être poser au Soleil noir est la suivante : comment peut-on assassiner deux fois ce qui nous est si cher ?  En vérité, la réponse ne concerne que le Soleil noir, exclusivement, si tant est qu’il ait un jour la vertu de vouloir y répondre avec sincérité. 

Vous apprendrez avec le temps que le Soleil noir ignore ce qui signifie la part de l’autre. Il lui prendra presque tout, ce qu’il a de bon, ce qui le fait, en tourmentant chacun de ses morceaux, les uns après les autres, dans une mécanique, si ce n’est volontaire, alors tout à fait méthodique.

Le recul fait aujourd’hui naître cette évidence : on ne brûle pas au contact d’un Soleil noir. On dépérît. On dépérît, peu à peu, sous les coups qu’il assène dans les fibres de votre amour, les tendons de votre humanité, la plus sincère matière de vos fichues espérances.

Dans les derniers temps de votre histoire commune, à l’instant où vous apprendrez au Soleil noir le probable et prochain décès de votre créatrice, il vous répondra qu’il vous appellera après sa séance de cinéma.

L’inconcevable ne sera qu’une succession sans limite d’inconvenables, jusqu’à cette dernière fois, où le Soleil noir fera tout ce qu’il faut pour que vous ne soyez pas là où vous devriez être, sans contestation possible, c'est-à-dire à ses côtés, pour vivre avec lui l’une des épreuves les plus difficiles de sa vie.

Ce soir là, la douleur sera insoutenable. Vous suffoquerez quand vous rentrerez chez vous. L’angoisse vous envahira si complètement que vous vous mettrez à hurler, dans votre salon, avant de sombrer en pleine crise de rage. Vous jetterez à terre tout ce qu’il sera possible d’attraper de vos deux mains.

Quand la violence se sera atténuée, vous laisserez les sanglots prendre la relève. Vous trouverez un peu d’apaisement en écrivant au Soleil noir un dernier message de paix et d’amour. Ce seront les derniers mots que vous ne lui écrirez jamais.

Votre détresse sera si grande, que la jeune femme, votre seule amie ici, viendra à votre secours. Elle tuera un animal sur la route en roulant trop vite. Vous irez la chercher ; elle sera en pleurs, elle aussi. Tous les deux en état de choc, vous vous endormirez en amis, en vous tenant la main.

Quelques heures plus tard, vous vous réveillerez en amants. En vous faisant l’amour dans la douce lueur du jour naissant, la jeune femme vous soustraira un tant soi peu à ce dernier Mal.

Ce sera effectivement le dernier Mal, parce que peu après cette étreinte, buvant votre café, fumant votre première cigarette de la journée, vous regarderez au dehors le faible vent passer à travers les branches des arbres avoisinants.

Vous verserez encore, très doucement,  toutes les larmes de cet Amour si souvent malmené. Vous comprendrez, dans la quiétude matinale, que cette fois-là sera la dernière de toutes. Vous ne laisserez plus le Soleil noir vous atteindre.

Le Soleil noir vous donnera de ses nouvelles, quelques jours plus tard. Vous serez serein lorsque vous découvrirez son mail. Vous le lirez calmement. Vous serez heureux d’apprendre que tout s’est bien passé.
Vous déplacerez le mail dans le dossier que vous aviez créé lorsque vous aviez retrouvé le Soleil noir, à peine plus d’un an auparavant, quand vous pensiez de toute votre âme que s’écrirait ici la plus grande histoire d’amour de votre vie.

Vous serez à votre travail. Vous ne pourrez plus tout à fait poursuivre les taches du jour. A cet instant, vous saurez pourtant l’essentiel. Seront inscrits en vous la force et la conviction de ne pas donner suite à ce courriel. Vous reprendrez, sans trop frémir, avec le plus de vaillance possible, le cours de votre vie.

Tout cela est dit maintenant. Il demeure une dernière question, la plus importante de toutes : regrettez-vous d’avoir par deux fois donné votre vie à un Soleil noir ?

Vous ne pourriez pas donné une réponse aussi nette et aussi tranchée qu'un "Pas une seconde, en aucun cas".  Ce ne serait pas la vérité. Ce que l'on perd est aussi ce que l'on devient.

Pourtant, tel un jour sans fin, vous referiez exactement les mêmes choix. Vous avez obtenu les réponses que vous deviez. Elles ne sont bien sûr pas celles que vous imaginiez, doux euphémisme. Mais vous les avez obtenues, quel qu’en fut le prix, en cet océan de larmes versées.

Vous ne regrettez rien, absolument rien. Car deux réponses majeures se détachent de toutes les autres.

La première, toute simple, doit permettre un peu plus d’humilité pour les tours prochains : le cœur se trompe. Le cœur peut même se tromper deux fois, entièrement.

Et il ne faut surtout pas lui en vouloir pour ça. Le cœur est fait pour aimer, voilà tout. Et l’Amour est une chose immense. Alors nous aimerons, encore et encore, puis à l’heure où nous partirons, nous serons remplis de tout cet amour, les belles histoires, les grands chagrins, la force infinie qui peut jaillir de ses unions, les douleurs écarlates que font naître ses inévitables naufrages.

La deuxième de ces réponses n’est qu’un ticket inattendu, ce qu’on appellera simplement, sans aucune prétention, une bonne surprise. Ce ticket se concrétise en un seul mot, une grande idée, une des plus nobles aspirations de l’être humain : la liberté.

Vous le reconnaissez, c’est un bien grand mot. Pourtant, c’est le seul qui vous vienne à l’esprit.

Car une part de vous était restée là-bas, emprisonnée. En cherchant au fond de vous le  fragment de cette vérité qui vous a fait, vous risquiez même de l’y laisser éternellement. Elle y demeurait bien depuis plus de 10 ans.

Si, pour conclure, vous deviez vous adresser une dernière fois au Soleil noir, voilà certainement ce que vous lui diriez :

La vérité, Soleil noir, est toute simple : j’ai mis plus d’une décennie à me libérer de Rivières des Prairies, ce cachot dans lequel tu avais emprisonné ma part sacrée, l’absolu amour que je t’ai donné, que tu auras finalement foulé aux pieds par deux fois. Voilà, aujourd’hui, je suis sorti. Je suis enfin sorti.

J’ai encore un peu de colère mais elle s’en ira, elle-aussi. Pour la première fois de ma vie, à presque quarante ans, je vois suffisamment clair pour savoir quel véritable chemin je veux maintenant parcourir de mes propres pas, dans la conviction acquise d’avoir trouvé quelque chose qui me ressemble.

Pourquoi ?

Parce qu’en allant chercher tout au fond de moi la force de te quitter, toi que j’ai tant aimé, Soleil noir, j’ai finalement trouvé la force de m’accomplir. Je n’ai plus peur en vérité. De ce que je suis, dans mes excès et mes passions, dans ma volonté inaltérable de guerrier branquignole. Je continuerai ainsi d’aller là où les réponses m’attendent, quel qu’en soit le prix.

Je me tromperai encore, plutôt deux fois qu’une. J’aimerai de nouveau, puisque mon cœur est fait pour ça. Je poursuivrai toujours la Ligne, là où réside ce vent inatteignable, là où naissent puis meurent les grands rêves, qu’ils soient ceux des hommes de bien ou, plus humblement, ceux de tous les autres et dont je fais partie.

Tout comme il y a dix ans, plus encore aujourd’hui, je sais que je te porterai longtemps en moi, une marque interne indélébile. Notre histoire a simplement façonné ma vie ; elle est une part de ce que je suis devenu.  Aussi, lorsque le temps sera venu, je la raconterai à mon fils.

Je finirai par ne plus t’aimer et, peut-être, sait-on jamais, par te remercier. Car en m’amenant par deux fois au-delà de moi-même, de ce que j’étais, tu m’auras finalement fait naître, Soleil noir.

Viendra enfin un matin où je ne verrai plus ton visage. Je verrai simplement l’aube pour ce qu’elle n’a jamais cessé d’être, une nouvelle respiration du Monde, de laquelle jaillira la promesse tout à fait certaine qu’un autre temps viendra encore après lui, un temps où, au bout du compte, Soleil noir, de tout ça je n’en aurai plus rien à faire.