samedi 27 avril 2013

Les Fragments Incompressibles. Pt. 5 - Les bâtisseurs de rêves

Samedi 27 septembre 2003, 11h49 – Terrasse de papa, Kourou.




C’est un anniversaire qu’il faudra taire aujourd’hui. Le vague à l’âme est revenu non trop soudainement mais avec le bruit tambourinant de mon cœur une nouvelle fois en mouvance. Mon départ approche. Je suis ici mais une part de moi déjà s’y soustrait, comme s’il n’y avait d’autre choix que celui d’éparpiller sa vie en des fragments d’une solitude inavouée, dont je ne sais que faire.


Vivre ma vie sans restriction me demanderait sans doute d’échapper à ma nature de chevalier à la bannière floue, indistincte.


Il y a un an, débutait pour moi le temps d’un naufrage total et certain, dont je ne mesure aujourd’hui qu’à peine les incidences. Il me semble toutefois que ma morphologie humaine en a été modifiée, du moins partiellement. Peut-être plus apte à tolérer ce qui diffère ou chagrine chez autrui, mais dangereusement moins capable de discerner, quand il s’agit de ma personne, la voie à suivre, l’instinct auquel il faudrait se fier, enfin les pièges intrinsèquement liés à mon être et qu’il me faudrait absolument contourner.


Le temps passe irrémédiablement et sa course m’effraie. Je ne dompte que trop peu ses mécanismes. Je recherche l’équilibre et la sérénité mais je ne trouve que par instant, comme lors de ce séjour, les réponses utiles et nécessaires à l’instauration de cet état d’être. Il me semble aussi transformer trop facilement les réponses que j’obtiens en nouvelles questions ; c’est une dynamique inlassable, dont je tire ma substance et qui m’épuise autant qu’elle me régénère.


Ho ma Guyane, comme je te quitte déjà, la douleur qui me brûle le ventre s’adoucie néanmoins d’elle-même, car elle sait pertinemment que ce déchirement ne revêt en aucun cas un caractère définitif. Te quitter aujourd'hui, c’est te revenir demain.

Les mots sont revenus avec toi, en te respirant de nouveau. C’est le gage d’une histoire enracinée, à laquelle il n’est besoin de rajouter nul artifice. Les Grandes Équinoxes, ici on les a tous vécues. Elles nous ont renversés, elles nous ont fait manger le sable, elles nous ont arraché nos maillots de bain et, dans la bastringue, nous ainsi ont ensemencés.

Les pays et les nations ne sont rien sans les hommes. Aussi, si nous en rencontrons une kyrielle infinie au cours de notre vie, il y a parmi nous deux espèces qui me touchent plus que toutes les autres : les bâtisseurs de rêves, les architectes.


Les derniers mots de ce voyage seront donc pour toi, architecte. Les gens que l’on aime le plus sont aussi ceux qui nous tuent. Mais ce n’est pas la règle. La règle s’écrit d’elle-même, dans ce que l’on entreprend et dans la conviction que l’on met à entreprendre. La trahison n'est qu’un mot de plus. J’écrirai peut-être ce livre, puisqu'il est certainement l’une des raisons pour lesquelles j’ai vécu ce que j’ai vécu en te côtoyant. Je n’ai pas pu aller au bout, je n'en n’ai pas eu la force et ni le courage. Mais il est là, en moi. Je le porte désormais, telle une organique machine qui s’est logée dans mon ventre, là où l’animal gît, dans sa constitution primaire aujourd'hui fécondée.

Notre histoire est celle des bâtisseurs de rêves et des architectes, ceux qui matérialisent une seconde réalité, une réalité cachée dans l’esprit et dans le ventre, et qui ne demande qu’à jaillir de nous. Le temps viendra où d’autres réponses seront données. Mais ce temps n’est pas encore venu. 

Aujourd'hui, là où maintenant je réside, en la maison de mon père et depuis sa terrasse, cerné par ses plantes, ses fleurs, son second souffle, j’ai les yeux ouverts et je regarde de toutes mes forces partout autour de moi. Je suis enrichi d’un immense cadeau, celui d’une certitude originelle enfin recouvrée, après cinq longues années : je vibre et je ressens ce pays dans un idiome incontournable et unique, celui qui concentre en lui ce pourquoi je suis fait.
  


Fin du premier voyage.

vendredi 26 avril 2013

Les Fragments Incompressibles. Pt. 4 - Le baiser de Claudia


Mardi 23 septembre, 12h00 – Terrasse de la maison de papa, Kourou.




 En vertu de ce que je suis en train de vivre ici, je ne sais que reconnaître la richesse de ce que me donne ce pays.  Ici, sont très simplement la base et les fondements de ce que je suis. En mon moi véritable, résonnent les échos du chant guyanais, de ses forets et de ses fleuves, de son bagne insulaire devenu paradis, de ses amaryllis et de ses bougainvilliers et, par dessus tout, de son atmosphère, qui, comme nulle part ailleurs à ce jour, ne sait aussi bien me placer au centre de mon être, dans le complexe appareil d’une humanité dont il ne servira à rien d’omettre aucune part, des entractes de l’enfer aux puissances des justes chemins entrepris. 

Je ne sais effectivement rien de ce que demain apportera. Mais je n’ai plus peur et je crois de nouveau qu’il peut m’apporter beaucoup, parce que je recommence à croire que je peux lui renvoyer la pareille. Je le vois tel qu’il est, farouche et inconcevable. Ainsi, à l’exacte mesure de ce que l’on doit attendre de lui.

Jacques, Benjamin, Dahlia, Thomas, Xavier, Hélène et Cathy, mes adorables scientifiques chercheuses de loutres avec qui j’ai passé quatre merveilleux jours sur le fleuve, voilà pour les prénoms. Il y en aurait bien d’autres, mais il ne s’agît bien sûr pas de cela. Pour tout ce qu’ils donnent, tout ce qu’ils renvoient, tout ce qu’ils alimentent, il suffit peut-être de fermer les yeux et de ne plus écrire…

Voilà. Vous êtes là… Et la magie n’est donc pas bien loin…

Si rien du passé ne meurt jamais vraiment, tout de lui demeure en nous, comme une machine alimentant le vaste puit de notre âme. Cette source est également celle du cœur, mais qui risquerait le naufrage à ne pas savoir se détacher de lui. Car s’il se régénère en se nourrissant du jour et de tout ce qu’il a à offrir, il peut se perdre et s’épuiser dans les méandres douloureux des souvenirs.

La Guyane m’offre tant, tant et plus, chaque nouveau jour, que ce séjour me semble être celui d’une renaissance douce et nécessaire. La régénérescence du Souffle, dans un simple baiser, donné sous les étoiles de Royale, parmi les contes d’une jeunesse qui ne s’est finalement pas totalement enfuie.

S’il est un langage qui me fait, c’est celui-là. La puissance du lien charnel fait écho à la respiration du Monde. Dans l'étreinte on se perd, on se trouve et on devient plus sûrement une tangible part de Lui.

Je n’ai pas choisi d’être cela, mais peu importe. Je suis cela. Le baiser de Claudia ne me sauvera pas, puisque le naufrage n’est qu’une seule et même histoire, celle d’un parti pris. Son baiser est une ouverture, un espace ténébreux enfin écartelé.

Si je venais en quête de réponses, dans l’avidité d’un loup égaré, je reçois toute la lumière d’un pays qui m’a vu grandir et qui m’accueille naturellement en lui, plus de 13 ans après l’avoir quitté et après une longue absence de cinq années. Que dire de plus, que je ne sache déjà ?

Mon âme est guyanaise. Elle lui appartient. 

jeudi 25 avril 2013

Les Fragments Incompressibles. Pt. 3


Lundi 15 septembre 2003, 22h15 - Sur le Kourou. Camp Cariacou, Crique Cariacou.



Les bruits de l’Amazonie enfin me cernent et me réconfortent. Quelles réponses aurai-je enfin la force d’aller chercher ?

Il ne me semble pas être totalement perdu. Egalement, je ne suis pas maudit. Mais j’avance en tâtonnant, à la recherche de ce que je suis. Je crois que je gagnerai du temps ainsi qu’une précieuse énergie à admettre que je n’obtiendrai pas de réponse toute faite, ni même limpide. Ma voie, peut-être ne la trouverai-je que par inadvertance, sans que je ne me réveille un beau matin avec en main la force d’une vérité totale, au cœur la foi d’une conviction absolue, enfin à l’esprit le pouvoir d’un discernement certain. Il va me falloir procéder autrement qu’en me posant sans cesse ces mêmes questions. Il va me falloir grandir dans l’ignorance partielle de ce que j’ai en moi, sans pour autant ignorer que ma quête aura un jour le besoin d’être assouvie.

Tant de méfaits, si peu de gloire.

Autant d’humanité finalement dispersée, témoignage manifeste d’une errance douce amère. Je n’aime que trop la vie, mais ne sais parfois que trop en faire. Je suis ici, merveilleuse chance, à renchérir le divin pouvoir du pardon, celui que je peux m’accorder, celui aussi qui ne servira plus d’autre cause que celle de la vie elle-même, qui se doit de continuer et à qui je dois finalement tout.

Le risque est immense à vivre ainsi, sans ne plus prendre aucun risque. Comprendre qu’il sera encore possible de se relever si d’autres chutes surviennent. Le parcours au devant de moi ne m’appartiendra vraiment que si j’appréhende le fait qu’il ne m’appartient pas et que si j’y emploie absolument tout ce qu’il me reste de force et de pouvoir d’abnégation, afin qu'il ne devienne autre chose qu’une morne route grise. Morne route, qui n’aboutirait qu’à l’impasse exsangue d’une vie sans dessein.

Je me sais doutes et harcèlements, maladresses et tendances fâcheuses. Je suis aussi passions et grand cœur, d’un généreux enthousiasme. Je peux donc recouvrer la foi, cela n’est pas impossible. Car il n’y a rien qui ne soit encore, manifestement, rédhibitoire.

L’ailleurs et le meilleur, c’est ici et maintenant, à chaque seconde qu’il m’est encore donné de vivre. Je suis absolu. Je dois vivre absolument. Si j’ai encore peur, rien ne saura plus me détacher de celle-ci que d’oser le courage et la tempérance, l’ardeur et la diplomatie. Toute la vilenie de mon être n’a jamais su entièrement me perdre. Se vouer au progrès, c’est aussi relativiser la part de démon, accepter son existence sans jamais se corrompre dans la complaisance.

Je ne saurai plus aborder la vie et les gens d’un regard complètement neuf. Mais séance tenante, les ouvrir de nouveau comme j’ai déjà su le faire auparavant. Sans nier le pouvoir d’usure du temps, mais en me servant de l’expérience grandissante et du renfort certain d’une maîtrise qu’il est possible d’instaurer ; dessiner plus adroitement la voie de demain deviendra peut-être un jonglage réalisable.

J’écris en ne sachant dire qu’une unique chose : tu es en vie. Tu es encore là. Alors deviens-toi même. Deviens toi-même. Et même l’amour te sera de nouveau autorisé.

Il faut tirer un trait maintenant. Il n’y a plus rien d’autre à faire. Le cercueil est sur le bas-côté d’une route que tu as déjà jalonnée. Tout autour de toi, sous un ciel étoilé comme il n’en existe nulle part ailleurs, l’Amazonie vibre. Et tu la sens résonner en toi, non pas que tu fasses vraiment partie d’elle ; mais bien parce que c’est elle qui fait partie de toi.

Comment ne pas être convaincu qu’une vie ne vaut jamais le prix d’une autre, lorsque s’offre à vous ce que je vois ce soir ? 

dimanche 21 avril 2013

Les Fragments Incompressibles. Pt. 2


Retours en Guyane - Les Fragments Incompressibles. 
Extrait, septembre 2003.


...

Au lendemain de mon arrivée, alors qu’il n’était pas encore midi, Xavier m’emmena chez mon père en voiture, dans sa petite twingo vert pomme. C’était un de ces jours où tout semblait à sa place : le soleil était lumineux à faire mal aux yeux, la chaleur était lourde mais tolérable et l’air était celui que j’avais connu autrefois, inchangé, toujours imprégné de l’amour que je portais à cette terre et de l’exotisme voilé qu’il était simple de ressentir ;  il suffisait effectivement de se dire en silence : Tu es en Guyane man… 

La voiture stoppa sur le trottoir, juste devant le portail électrique en bois vernis de la maison de mon père. Je sentis alors naître en moi une espèce de vulnérabilité physique, un témoignage de l’émotion qui pointait indéniablement le bout de son nez. J’attendis que Xavier redémarre et s’éloigne pour sonner à l’interphone. La voix fit : « Oui ? » et je m’identifiai alors. Le portail s’ouvrit après quelques secondes et tandis que les entrailles de la demeure se découvraient lentement, j’aperçus la silhouette de mon père à l’orée de la terrasse couverte, la silhouette de ce grand bonhomme qui me souriait déjà, avec son ventre toujours aussi imposant, là où il concentrait en fait la totalité de son embonpoint, ses cheveux blancs longs raisonnablement tirés en arrière, et ses joues un peu plus creusées que lors de notre dernière rencontre.

Le bonhomme avait vieilli mais il était encore lui-même, de fière allure. Il était celui qui était resté lorsque j’étais parti, treize ans auparavant. Il était cet homme, peut-être critiquable en bien des points, que je ne m’amusais plus à critiquer depuis des lustres, depuis le jour où j’avais enfin compris qu’en dépit de ses choix, dont certains avaient provoqué le morcellement de ma famille, il avait toujours fait de son mieux pour nous. Nous n’avions jamais manqué de rien, puisqu’il n’y avait que lui qui nous avait manqué.

Je m’approchai de lui, lui qui fit également quelques pas en ma direction, tandis que je pris le soin de retirer mes lunettes de soleil.

- Alors mon fils, me dit-il, tu es bien arrivé ? Tu as pu te reposer ?

Nous nous fîmes deux bises et puis je reculai d’un pas pour profiter de lui et le regarder dans les yeux. Comme les miens, les siens étaient émus et heureux. Il posa les mains sur mes épaules et je fis de même. Nous redonnions corps à notre filiation, avec la pudeur qui le caractérisait depuis toujours, avec la tendresse aussi que nous éprouvions l’un pour l’autre.

- Tu as l’air bien, mon fils, me dit-il encore.

- Tu as l’air très bien aussi, papa,  lui répondis-je, tandis que je tus les quatre années enfuies, les rides plus profondes et la fragilité que l’on cernait plus aisément. Mon père Jacques avait 78 ans passés. Il était le père de neuf enfants, dont le dernier venait de naître, au mois de juin. La petite Dahlia était le deuxième enfant métisse d’une nouvelle famille, qu’il avait commencée à fonder une dizaine d’années auparavant, lorsque Benjamin était venu au monde. Je pris un plaisir immense à passer des heures avec eux, cette première fois puis les suivantes.

Après cinq jours assez calmes, arriva le premier week-end de mon séjour kouroucien. Durant cette semaine de retrouvailles avec mon vieux chez moi, ma ville et son rythme équatorial, lent, avec mes plus anciens amis et l’idée sous-jacente que je ne puisse un jour les perdre, simplement parce qu’ils étaient là depuis toujours ou presque, j’avais surtout profité de mon père et de sa famille, mon vieux père qu’enfin je revoyais, après 4 années écoulées sans avoir une seule fois eu le bonheur de le côtoyer.

Xavier avait convenu avec l’un des plus vieux kourouciens que je connaissais, Chonchon de son surnom, que je m’occupe d’animer la soirée du vendredi au bar dont il était le propriétaire. C’était le seul bar récent de la ville. Il donnait ainsi une occasion tangible aux locaux de changer un peu de leurs habitudes de sorties, ici peut-être un peu trop rarement variées. Est-ce à dire que tout le monde se retrouvait là-bas une fois le week-end venu ?

Au soir de mon arrivée, nous étions donc allés, Xavier et moi, boire un verre là-bas, histoire de tâter un peu le terrain. Chonchon était un homme petit et trapu, brun, dont le visage buriné par le soleil était honoré d’une épaisse moustache. Son regard dégageait une malice et une bienveillance toute commerciale, qui n’invitait pas forcément à se laisser aller aux confidences. Mais il se paraît d’une amabilité véritable et de chaque instant, qui le rendait sympathique à cet égard. Et puis il allait me donner la chance de mon premier mix en public. Le problème était aussi qu’il allait s’agir de mon premier mix, pas moins que cela !

Une fois rentré chez Xavier et sans m’en rendre vraiment compte, je pris mon carnet et un stylo, presque immédiatement après avoir refermé la porte de la chambre derrière moi. Je me mis à écrire, voulant trop vite faire couler les mots,  tels les fleuves amazoniens que j’allais retrouver dans quelques jours. Mais cela faisait des mois, presque un an, que je n’avais pas posé le moindre écrit sur le papier. Nous étions le 13 septembre, le ventilateur de la chambre remuait lancinement un air qui ressemblait à s’y m’éprendre à l’enfance et je ne sus finalement retranscrire que les sillons d’un seul et même dogme :

Guyane…  Tu es le premier mot d’un récit dont je ne sais rien mais qui semblerait presque, dans la gageure écarlate de nos retrouvailles, m’avoir tout appris. Et si bien sûr ce n’est pas la vérité, tu sais aussi bien que moi qu’en toi réside une part de moi qui ne s’exprime qu’en toi, dans une exclusivité qui me coupe le souffle. Un souffle incalculable que je ne connais qu’ici, et que la vie métropolitaine ne saura vraisemblablement jamais détruire. Il n’est pas de tragédie à t’avoir quittée. Puisque je te retrouve enfin... 

mardi 16 avril 2013

Qui sauvera l’âme de Joe ?




Un titre, une sommation.

Je suis ici, parfait outsider, cas parfaitement imparfait. Dès lors, je suis aussi digne de représenter l’un d’entre nous que n’importe lequel d’entre vous, essayant de se débattre en un début de siècle complexe et urgentissimé. Ce dernier mot n’existe pas. Pourtant l’improbable adjectif me semble bien convenir à notre siècle, où l’urgence revêt le caractère d’un quotidien qu’il faudrait anoblir d’une extrême-onction.  Il faudrait changer, n’est-ce pas ? Tout le monde a ça au fond du ventre ; nos modes de vie, de pensées, de fonctionnement, nos modèles économiques et sociétaux, sans que rien ne soit d’ailleurs encore factuellement irréversible, et quand bien même nous y administrons une bonne grosse louchette de lieux communs.

Je continue. Puisque j’ai pris la parole. Plage mazoutée, les ricochets sont puants et innombrables. On dit souvent qu’il est trop facile de faire référence. On prend ce qui vient, ce qui survient, ce qui afflige et, à force, cela deviendrait presque une part de nous, en une espèce d’affliction prédigérée pour nous par des médias unanimes et massifs.

Sauf que…

Il n’y a pas d’obligation. Lieu commun encore de clamer qu’il ne s’agit ici que d’un mensonge, mais pourtant un mensonge aussi vaste que collectivement assimilé. Il y a dix ans, le Prestige foutait nos côtes atlantiques en l’air, Georges (double you fuck) foutait l’ONU, l’Irak et l’Afghanistan  en l’air, et puis ? Qu’est ce qui a changé ? Un trader a appuyé sur un bouton et les marchés impuissants à réagir ont fait du mieux qu’ils le pouvaient. C’est bien de cela dont il s’est agit ? Ou ai-je mal compris ?

Puisque le blasphème est légion, qu’avons- nous finalement à redire ? Regardons les dernières croisades, quelles soient françaises, américaines, coréennes, iraniennes, juives, djihadistes, homophobes, xénophobes, ou pour la grande majorité d’entres elles, celles censés modeler notre existence, avilies par un corps politique avachi en lui-même depuis si longtemps qu’il ne distingue plus ce pourquoi il est fait. C’est d’ailleurs là que cela deviendrait presque préoccupant : tout est à redire justement et même à réinventer. Mais cela ne date pas seulement de Georges, ni de ces prédécesseurs, ni de ses suivants. Ça a toujours été là : la douce cabale, contrariée seulement par ceux qui croient en autre chose ou plus communément, dans la lutte facile et abrégée de quelques bonnes phrases révoltées troquées en famille ou entre potes, lors de ces fameuses soirées qui n’ont jamais rien changé.

Quels sont donc ces sujets qui mobilisent les parts majeures de mon humanité, de mon cœur et de mon âme ? Je peux tenter d’en lister quelques-uns : l’amour, la famille, le devenir de ceux que j’aime, mon propre devenir, des idéaux inaltérables et des grands rêves qui ne parviennent pas à s’essouffler. Est-ce la vérité ? Alors que le temps, dans les combats de chaque jour, n’est qu’une urgence et que l’entreprise en mobilise une part tout simplement effrayante.

Ainsi peut-être, s’il est utile à une seule et modeste raison que je me lance, je poursuivrai par une simple interrogation : Où en suis-je de mes rêves de gosse ? Ces rêves que j’ai nourris et en lesquels j’ai crus jusqu’à m’y perdre parfois ? N’étaient-ils finalement que de vulgaires chimères ?

Hé bien je crois qu’ils sont encore là, en moi, tenaces et irascibles, malgré les innombrables coups qui leur ont été portés, ou ceux que je leur ai moi-même infligés. Pourquoi est-ce ainsi ? Je n’ai pas de réponse. Ou je ne préfère peut-être pas répondre.

La question du Pourquoi semble pourtant être la question qui tue. Parce qu’elle intervient toujours au moment opportun, celui où le moindre pas fait à reculons n’est plus autorisé, sans ne risquer alors dans l’effraction que de tomber au fin fond d’un précipice qu’on aura vraisemblablement soi-même creusé.

Pourquoi est-ce arrivé ? Pourquoi n’est-ce jamais arrivé ?

La réponse n’est certainement que ce que l’on a envie qu’elle soit ou ce que l’on exige d’elle : une humaine assurance qui devra nous rassurer, face à l’intolérable probabilité, cependant envisageable, que la réponse n’existe tout bonnement pas, ou que celle-ci se limite à une formule vide, du style : ce qui survient ou ne survient jamais, survient ou ne survient jamais. Sans nulle autre justification.

Et dans cette hypothèse, le pourquoi et son point d’interrogation immense, aussi sincères même qu’ils puissent être, risquent bien de se faire irrémédiablement dissoudre la gueule.

Dès lors, qui sauvera l’âme de Joe ?

Hydrophonic Garden


LSDD – Part. 1, chap. 6 – Extrait



Il fut ainsi le premier individu à m’entendre énumérer les raisons qui me poussaient à vouloir changer de travail. Je ne parlai évidemment pas de mon frère, mais plutôt de mon envie de m’investir pleinement dans un secteur qui semblait correspondre à mes aspirations professionnelles. Je fus loin d’être bon. La classe du bâtiment dans lequel il m’accueillit m’impressionna. Le luxe de son bureau et l’aisance avec laquelle il évoluait dans cet espace, espace qu’il s’appropriait totalement, me figèrent un peu sur place, en certaines phrases males dites et dans le trop peu de questions que finalement je lui posai. Mais il semblait apprécier, malgré ces errances, le culot de ma démarche. Aussi, il me donna une leçon de comment faire, avec une courtoisie qui approchait parfois la bienveillance. 

- Voyez-vous, me dit-il en ouverture, j’aurais aimé entendre… 

Je n’avais plus qu’à ouvrir grand les oreilles et profiter de son enseignement. D’ailleurs, il fut trop parfait, trop capable de sortir exactement les mots qu’il aurait lui-même voulus entendre. Question d’objectif, ou de parti pris : il n’avait pas encore besoin de moi. Je partis un peu déçu mais en le remerciant sincèrement pour le temps qu’il avait bien voulu m’accorder. De plus, il m’avait manifestement appris quelque chose : l’étrangeté du juste discours dit au moment adéquat, de la manière voulue par celui d’en face. Celui qui peut-être, un jour, entrouvrirait une porte pour vous. Appréciable, non ?

De retour en centre ville, je fis une halte chez Mike, qui en était tout juste au petit-déjeuner. Il était un peu plus de onze heures et il se la coulait douce, oisif le bougre qui ne travaillait pas. Il m’offrit un café et tandis que nous partagions cet instant de chaleur, il me montra ses pieds d’herbe en train de prospérer sous la généreuse lumière d’une lampe à sodium qui délivrait pas moins de 450 watts et dont les temps d’éclairage étaient réglés à la minute près. Mike avait acheté un système hydroponique complet. Les pieds, plantés hors sol dans des billes d’argile spéciales, grandissaient sans entrave. L’impressionnant attirail comprenait aussi un circuit actif d’eau minéralisée, un contrôleur de pH, un extracteur d’O2, enfin de quoi obtenir une abondante récolte de têtes gavées de THC en trois mois à peine, à des niveaux de concentrations tels que la nature ne savait que rarement produire. Une totale maîtrise, dévoilant l’idée certaine d’un monde parfait.

Mike et moi-même nous aimions déjà beaucoup, bien que nous connaissant depuis moins d’un an. Nous ne ressentions pas le besoin de nous dire que nos deux vies ne connaissaient pas l’épanouissement des ses plantes, puisque nous le savions tous deux. Entre nous, l’accord signé était tacite. Nous nous comprenions naturellement, sans avoir à forcer la dose ou les mots, mais peut-être nos connivences de fumeurs nous aidaient-elles un peu. Cet homme qui devenait mon ami, au fil de nombreuses et seules soirées que nous avions partagées au début de notre aventure et qui laissaient progressivement la place à des moments plus intimistes comme celui-ci, était déjà orphelin, alors qu’il n’avait pas encore 29 ans. Il ne m’en parlait pas d’ailleurs. Il était encore trop tôt pour qu’il parvienne à me communiquer un peu de cette blessure. Mais ce qu’il me donnait déjà était amplement suffisant, car dans la réciprocité nous trouvions le juste équilibre.

- Salut man, fit-il sur le pas de sa porte, on se voit ce soir de toute façon ?

- Yes, je t’appelle quand je sors du taf, merci pour le café.  Et dans un dernier sourire un peu moqueur, je lui lâchai : et te tues pas à la tâche…

Je le quittai alors, pour reprendre une voiture que j’eus de nouveau beaucoup de peine à garer dans les environs de mon chez–moi, tant les places disponibles se faisaient rares à pareille heure de la journée. Il était midi à peine passé. Enfin dans les rues, libre de toute contrainte et tel un flâneur, je m’abandonnai à marcher doucement, profitant de l’aménité de l’air et de l’heure que j’avais encore devant moi.

Le temps resplendissait de lumière et de soleil. Les toulousaines commençaient tout juste à se vêtir plus légèrement, laissant deviner les courbes fines et généreuses de délices charnels improbables, dans le bien-fondé d’une pensée érotique qui, m’effleurant, s’amusant de moi, contenait à elle seule la volupté du jour, sa tangible fragilité et la saveur tenace de son éparpillement.

lundi 15 avril 2013

Les Fragments Incompressibles


Retours en Guyane - Les Fragments Incompressibles. 
Extrait, septembre 2003.



...

Une fois à Macouria, à environ mi-chemin, nous fîmes un arrêt au chinois, terme qui désigne toutes les épiceries de Guyane, puisque toutes sont tenues par… des chinois. Xavier acheta deux bières, moi un paquet de Marlboro light. Celui-ci ne coûtait que 2 euros 90, un euro moins cher qu’en Métropole. Nous trinquâmes en remontant dans la voiture.

- A ton séjour mec ! me dit-il. La première gorgée avalée ressemblait à mes premiers instants guyanais : elle était douce et savoureuse, elle était pleine de promesses.

Nous arrivâmes à Kourou alors que la nuit tombait doucement. Le coucher de soleil était discret mais à mes yeux il revêtait le caractère d’un petit miracle. Le ciel guyanais, ses aubes claires et ses crépuscules denses et torturés, ses nuits où la voûte céleste est révélée avec plus de véracité qu’il est simplement possible de l’imaginer, comme l’univers et le temps nous livreraient leur mystère sans autre parade qu’une sincérité absoute de toute compromission, était celui de toutes mes préférences, référencé en mon âme tel un idiome immuable, que rien ne saurait jamais contester.

Nous traversâmes le pont de Kourou, en laissant derrière nous une cicatrice zébrée de lumière violette qui s’en allait mourir dans les arbres bordant les rives du fleuve. Il restait encore quelques pécheurs agrippés aux rambardes du pont, suspendus à leurs lignes immenses et scrutant trente mètres plus bas l’onde sombre et frémissante. Je me rappelai alors m’être toujours demandé si le coin était propice à la pratique de la pêche à la ligne, compte tenu de l’important courant supposé sévir au milieu du fleuve.

Quelques centaines de mètres plus loin, nous parvînmes au premier giratoire de l’agglomération. En prenant à gauche, en poursuivant vers le nord, la route nous emmenait à Sinnamary, situé à une soixantaine de kilomètres de Kourou, puis à Iracoubo et plus loin encore, à Mana. Enfin, à la frontière surinamienne, logé au creux de l’estuaire du Maroni, à Saint-Laurent et son camp de la transportation, un des plus célèbres vestiges de l’administration pénitentiaire du bagne, tous deux éloignés de Kourou d’environ 200 km.

En prenant à droite, on entrait immédiatement dans la zone industrielle kouroucienne de Pariacabo, que l’on était obligé de traverser si l’on voulait atteindre le centre ville. Empruntant la route du Maire, je constatai à la vue des lampadaires et des autres lumières urbaines que la ville avait encore avancé vers la zone, qu’elle avait très largement grignoté les parcelles de verdures qui la séparait autrefois de cette dernière.

A mon arrivée à Kourou, en 1984, cette route n’existait même pas. On parvenait au centre ville par  un tout autre itinéraire, en passant de l’autre côté de Pariacabo, en laissant à sa sortie, sur la droite, le Mont Carapa, là où en tant d’occasions j’avais profité du panorama exceptionnel qu’offre la petite colline – qui doit culminer à 60 ou 70 mètres ! – pour voir décoller la fusée Ariane. Le premier rond point de la commune, l’historique, qui me semblait avoir toujours été là, en tous les cas aussi loin que je puisse m’en souvenir, et que l’on empruntait alors, permettait d’accéder à la ville en longeant plus ou moins arbitrairement la côte, côte que l’on n’apercevait d’ailleurs jamais, mais que l’on savait être là, toute proche.

Depuis ce même giratoire, on rejoignait le Centre Spatial Guyanais, en prenant la direction opposée. La route du CSG, là ou mon père m’avait emmené conduire sa Honda Civic coupée sport un jour de l’été 1995, où alors en vacances, je venais d’obtenir mon permis de conduire. Accompagné de mes deux petites nièces, l’exercice m’avait semblé interminable, le plaisir pur de la conduite encore submergé par mes appréhensions de jeune conducteur, mon souhait de bien me comporter devant un si large public et bien sûr la crainte de ne pas suffisamment plaire à mon père.

Malgré mes 22 ans, il m’importait effectivement encore d’être bien jugé par un homme que je n’avais vu que 3 fois en 5 ans, depuis que j’avais été arraché à mes terres guyanaises, en septembre 1990, pour des raisons familiales, des raisons de grandes personnes, qui avaient balayé les miennes, garçon de 17 ans qui ne voulait pour rien au monde quitter son skate, son surf, son lycée, ses amis et des codes régissant des jeux qui n’appartenaient qu’à la Guyane.

Cette première année d’exil fut d’ailleurs une année noire, où j’endurai à Limoges un automne pluvieux et atrocement gris, supportai un hiver odieusement froid, traversai un printemps pourri. Durant tous ces mois sombres, la chose toujours vécu et veilla sur moi, à chaque seconde et dans la moindre de mes parcelles. La sauvage et merveilleuse épopée guyanaise me protégeait de l’oubli et d’une métropilisation dangereuse. 

Là-Bas, étaient les trésors : les rampes qu’on avait construites, les vagues imparfaites qu’on avait imparfaitement surfées, les filles qu’on n’avait pas pu attraper et puis les skateurs, les frères, de sang ou de connivence, de sessions trash & skate, skate & destroy, skateboarding is not a crime, sessions cent fois jouées puis mille autres fois répétées, là-bas dans les pentes féeriques de notre centre ville, là devant la bijouterie Burette et le libraire, là encore sur le mur du magasin de Thiriet Sport et là enfin sur notre carré de béton inaltérable, entre les cinéma Urania et la boutique de la mère Vas, là où nous avions tout tenté, tout cassé, tout tordu, tout fichu en l’air, tout réussi, nous les intrépides et les gentils sauvages, les skateurs de Kourou toujours un peu rebelles, et sans cesse à l’assaut d’une ville que nous ne pourrions jamais quitter.

La magie était là, installée au fond de mon être, éternellement. Implantée également ici, dans ma tête insatisfaite et compromise d’adulte naissant. Compromise d’ailleurs pour une part seulement, celle qui ne saurait jamais toucher aux fragments incompressibles, ceux enfouis au plus profond de vous et qui ne peuvent être atteints, quoi qu’il arrive et que personne ne saura jamais vous retirer. Ceux-là, les seuls de vous qui font trembler vos tripes, votre âme et votre cœur en un seul et même irrévocable chant. Votre patrimoine de vivre, qui ne s'éteindra qu'avec vous.

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jeudi 11 avril 2013

Own Way


LSDD - Part. 1, chap. 5 - Extrait



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Alors je retrouvai mon frère. Deux sujets majeurs alimentèrent notre discussion, pareilles à deux révolutions dont on ne pouvait pas éviter de parler : la SEP, la trance. Je le voyais face à moi pour la première fois depuis que nous avions appris la nouvelle et le regardant, visiblement inchangé, je ne pus m’empêcher de ressentir une immense tristesse, renforcée par une rage au moins tout aussi grande. Qu’arrivait-il en définitive? Je nous revis tous deux gosses, à Rochefort sur Loire en notre château de Dieuzi puis au Chambon Feugerolle, dans nos jeux de foot émerveillés, emplis de rêves que la vie alors ne semblait pas capable de pouvoir briser. Quel était ce constat qu’il nous fallait dresser, sans ne devoir s’ériger en une protestation manifestement inévitable ?

Nous nous assîmes dans le salon et bavardâmes longuement. Dans les yeux de mon frère, je vis le reflet de ce rêve qui venait effectivement de mourir : sa vie  ne devait pas connaître ça ! Comment lui dire, sans pouvoir le croire vraiment, que rien ne changerait, qu’il serait toujours le grand frère, le plus gentil et l’incassable ? Les larmes ne vinrent pas, car je ne me les autorisai guère. Il n’en était même pas question. Pourtant, je ne fus pas loin de flancher, lorsqu’il me dit au bout d’un moment, telle une confession :

- Tu sais bro, j’ai vraiment senti à quel point tu m’aimais. Ton amour et ton soutien m’ont fait un bien considérable.

Je baissai les yeux et lui répondis doucement :

- Qu’est-ce que tu voulais que je fasse, mec… Qu’est ce que tu voulais que je fasse d’autre ? 

A l’intérieur de moi, tout brûla à cet instant. Cela dura quelques secondes, durant lesquelles nous nous regardâmes dans les yeux, en silence et profondément, tandis qu’effectivement brûlait le feu révolté d’un idiome fraternel que nous savions intarissable, immortel, à l’abri même de cette maladie, sa maladie qui devint à jamais une part de moi, reformulant l’entité même de mon être, en allant là-bas, au fond, tout au fond de lui se nicher dans l’irréparable blessure qu’elle venait d’ouvrir.

Nous fumâmes ensuite un joint d’herbe, celui que j’avais spécialement gardé pour nous. Sans être aussi forte que la suisse de Craig, cette skunk était bonne. Après que nous ayons tiré quelques lattes chacun et que notre sensibilité musicale ne s’exacerbe un tant soi peu, je décidai de changer de registre. Je tentai alors, comme l’avait fait pour moi Alex quelques mois plus tôt, d’ouvrir chez mon frère une nouvelle brèche. Je lui passai un des cd de teck, que j’avais d’achetés quelques jours auparavant, effectivement le dernier samedi après-midi à la Fnac des Champs-Élysées, en compagnie d’Alex, bien entendu, et de Craig, il va de soi. Nous étions restés plus d’une heure à fouiner dans les rayons et les bacs de musiques électroniques et j’avais fini par claquer autant que mon faible budget le permettait alors. J’étais reparti des Champs avec quatre nouveaux opus, entre prog allemande massive ou consœur anglaise plus élaborée, et tabasse française de l’émérite label parisien 3D-Vision.

C’était donc le premier disque de trance que Pascal écoutait, en l’occurrence Nightvision, Sixth flight, labélisé en 2000 par les anglais de Flying Rhino Records. Dès le deuxième morceau (Kym, du suédois S-Range), qui envoyait une prog sourde dont la récurrente ligne de synthé dissonante nous plongeait dans une ambiance hypnotique un peu malsaine, il se leva de son fauteuil et se mit à sourire et à bouger un peu, sous le regard déjà exaspéré de sa femme. Puis vint bientôt « Own way » des deux français de Bamboo Forest que j’avais vus la veille et je sus à sa réaction, ce sourire en coin que je connaissais bien, le plaisir qui s’écoulait d’un regard qui brillait de nouveau, qu’il était d’ores et déjà pris et catapulté, addicted to trance.

Depuis notre enfance et notre adolescence surtout, où nous avions successivement entrepris tous les styles musicaux imaginables (hard rock, reggae, punk, hardcore, skatecore, heavy metal, trash, blues, seventies psychédélique, pop curiste, gothique, trip hop, rock, grunge…) et où nous avions écumé un nombre incroyable de salles de concert à travers toute la France, nous avions toujours aimé et partagé les mêmes musiques, voire kiffé les mêmes morceaux d’un album. Je savais donc que l’affaire n’était pas celle d’une seule écoute, ni d’un seul soir. On se mit à danser tranquillement, comme si le reste se fut enfin évanoui ou dissipé, comme si l’affreuse angoisse qui étrennait leur gorge, leur amour et leurs espoirs de jeunes couples relâchait prise et laissait filer le temps avec un peu plus de compassion.

Je regardai Marie et je lui souris. Elle venait à peine de retrouver l’amour de sa jeunesse, l’amour de sa vie. De quelle immense détresse ne devait-elle pas être envahie, elle qui avait déjà vu mourir sa mère d’un cancer quelques années auparavant ? Je regardai de nouveau Pascal et sans que nous ayons le besoin de prononcer un seul mot, tout ce que nous avions l’un pour l’autre de bon fut reçu et donné. Sans magie, ni prose ou exagération de poète, notre filiation, elle, était inébranlable.

Lors de mon retour à Toulouse cinq jours plus tard, j’écrivis quelques lignes dans mon journal. Mes yeux regardaient vers demain, à travers la vitre du train qui effectuait la liaison entre Rouen et Paris, sans pouvoir déterminer si la contenance serait plus juste que la substance. Il faisait beau. Le soleil envahissait un ciel sans nuage. Enfin, le printemps semblait s’installer.

Entre beauté et incertitude, il me rappela à quel point mon cœur était lourd d’aimer pareillement ; à quel point aussi mon âme était plongée dans le vertige de vivre. J’avais la volonté sincère et farouche de libérer ma vie de ses entraves mauvaises et avilissantes, alors que je n’avais aucune idée quant aux moyens d’y parvenir effectivement. Car la vitesse trop rapide du monde autour de moi ne me faisait en fin de compte que miroiter la vérité partiale de mon propre univers, alors que celui-ci était plus révolté que jamais. La surenchère, ne se renvoyant finalement qu’à elle-même, empêchait sournoisement l’instauration d’une nécessaire sérénité intérieure. J’écrivis ceci :

Incidents en surnombre, il faut deviner la grâce sans oublier les prisons. L’eldorado n’est figuré que par notre inconstance, car l’antre d’un rêve est toujours un homme éveillé. 

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mardi 9 avril 2013

L’homme qui rêvait du cimetière des éléphants


Aéroport Trudeau, Montréal. A bord du vol Air France pour Paris. 4 décembre 2012, un peu avant 20h, heure locale. Avant dernier voyage.



La nuit va passer en un éclair. Un repas, un film et peut-être un cachet pour dormir quelques heures, trois tout au plus, afin d’avancer dans le temps pour atterrir à Paris aux environs de huit heures. Un nouveau jetlag, quatre jours à peine après le premier. Un séjour en un éclair, un de plus, une vie à deux comptée à chaque seconde. Que retiendrons-nous de ce temps où nous n’avions jamais assez de lui ? Peut-être et simplement qu’il finira par avoir raison de nous.

Une vie qui se résume à des épisodes. Des épisodes avec les êtres aimés, prendre une fraction d’eux et s’en nourrir autant que possible avant de les laisser de nouveau. Des intermèdes, toujours et encore, avant de rejouer les solistes.  

Tout à l’heure, quelques minutes avant de nous quitter à l’orée des contrôles de douanes, nous étions assis autour d’une petite table en bois de l’un des cafés de l’aéroport. Tandis que la femme s’était éloignée de nous afin d’acheter un casse-croute, je faisais des grimaces et des « bou » pour amuser sa fille de trois ans, tout en écoutant vaguement les bruits de cette foule hétéroclite en transhumance qui semblait n’être qu’une extension permanente de la diversité montréalaise.

Par ce je ne sais quel hasard ou peut-être celui seulement de la proximité, je tendis l’oreille vers la gauche, là où à une table tout près de nous, étaient assis deux hommes qui, se faisant face, discutaient tranquillement. Le plus proche de moi devait avoir entre cinquante et cinquante-cinq ans. Son compagnon était son cadet d’une bonne dizaine d’années. De leur échange, je ne perçus que quelques phrases. La première d’entre elles, que le plus vieux des deux hommes énonça avec solennité, fut celle-ci :

- Je ne m’arrêterai jamais, tu sais ! A force de le chercher, je le trouverai mon cimetière des éléphants ! Je ne pus voir l’expression sur le visage de son ami lorsque celui-ci lui répondit, mais je la devinai dans les mots qu’il choisit :

- Ce serait vraiment formidable… C’est tout ce que je souhaite pour toi…

Les mots étaient doux mais expédiés un peu trop rapidement, comme si la gêne accélérait involontairement l’élocution, alors qu’elle se mêlait à une évidente et sincère compassion. L’homme qui rêvait du cimetière des éléphants se mit à rire de bon cœur mais ce rire laissa échapper sans nul doute possible une gêne au moins égale à celle que son ami au cœur tendre venait de ressentir. Comment dire le fond de son être du seul pouvoir des mots que l’on possède ? Comment aiguiller la sincérité verbale en traversant tous ces autres mots que l’on ne maitrise pas ? Le cinquantenaire ajouta alors, dernière phrase que je perçus d’eux, avant que la femme ne nous rejoigne avec des cafés et des sandwichs   :

- Comme si j’avais seulement d’autres choix…

A cet instant précis où la femme nous rejoignit, elle s’assit en face de moi puis me regarda fugacement de ce regard unique qui lui arrivait encore de me donner quelque fois et c’est pourquoi la pensée que fit naître ce regard s’accorda alors exactement à celle que venait de formuler l’homme qui rêvait du cimetière des éléphants.

La pensée s’échappa par delà les foules en arrière et tout autour de nous puis je nous revis la veille, alors que nous étions encore sur les rebords du Mont-Tremblant, dont les sommets nous étaient cachés par une épaisse et blanche brume canadienne. La femme m’avait offert un bel et classieux ensemble hivernal, écharpe, gants et bonnet, tandis que l’aimable vendeuse nous avait servi un très joli :

 - Cui-ci, il n’est pas trop dispendieux !

Ce seul mot, dispendieux, dans la récurrence d’une utilisation presque systématique, faite de Québec à Montréal et de Valleyfield au Mont-Tremblant (Laurentides), m’est devenu, au fil des déjà quatre voyages entrepris cette année, le marqueur  du langage des commerçants de ce pays. Quatrième voyage, comme si désapprendre son rêve pouvait se nourrir de la répétition. Ici, il ne faut pas manger de hamburgers, car par décret depuis la vache folle, ils font brûler leurs steaks hachés. Mais la bavette vaut le coup, indéniablement.

Pour l’instant, nous n’avons pas encore amorcé le moindre mouvement. La neige tombe dru et le vent et la neige mêlés sembleraient presque capables de dissoudre et de faire fondre les métaux et les matières de cet avion.  Je m’ennuie déjà d’elle et de cette vie que nous ne parvenons pas à unifier. Alors j’écris et, comme mes deux voisins de rangée parlent sans discontinuer, je n’ai plus qu’à tendre l’oreille, une nouvelle fois. Et je le concède, c’est avec délectation que je vole quelques extraits de leur conversation : 

- Ce qui est fun à Montréal, c’est que tu as des restaurants de toutes nationalités !

- A New-York, c’est pareil ! Tandis qu’en Europe…

- Oui, et puis de surcroît le poulet est moins dispendieux (ho ho ho, pardon mais je vous avais prévenu !). Pis il est ben plus accessible !

Les deux hommes sont à ma gauche. Le premier est trentenaire et ingénieur en Structures. Il possède déjà une « compagnie », son entreprise, et ses manières de gentilhomme et toutes ses phrases de circonstance font de lui un homme charmant et, très certainement, plein d’avenir. A ses côtés, à l’extrême gauche de la rangée, est assis un homme plus âgé et, aussi étrange que cela puisse paraître, c’est un toulousain qui connaît bien New-York et Suez. Se peut-il que le monde soit si vaste que l’on puisse le contenir dans une seule main ?

Cela fait maintenant presque une heure que nous avons embarqué et près de quarante cinq minutes qu’ils ont refermé sur nous les portes de l’avion. Nous baignons dans l’immobilité la plus totale, alors que des équipes au sol et sur passerelles mobiles se démènent pour dégivrer les ailes de l’appareil. Je commence même à douter de pouvoir attraper demain matin à Charles De Gaulle ma correspondance pour Toulouse. J’ai la nette sensation d’avoir encore une vie à écrire, une vie à réinventer. Le jeune homme plein d’avenir a repris la parole et, de par sa sincérité, me touche :

- Je ne sais pas comment c’est en Europe là, mais tu vois au Québec chais pas, on travaille vraiment trop fort ! C’est tellement intense ! C’est tout le temps la course là, j’chuis fatigué !

Sans le savoir évidemment, il me renvoie le rythme de ma propre vie et de ce qu’elle est devenue. La neige depuis quelques minutes s’est étirée et amoindrie et a laissé place à une forte pluie qui vient fouetter en rafales la coque de l’appareil. Je suis encore sur son sol. Une part de moi demeure ici pour la veiller, une main depuis toujours posée sur sa nuque, et au creux de son oreille, le souffle de quelques mots qui, durant les longues et froides nuits canadiennes, viendront peut-être apaiser ses rêves. Au-delà des abîmes et de cet effroyable océan, ne vibre plus que ce seul regard porté sur moi.

Voilà, nous décollons. Et tandis que je la quitte une nouvelle fois, il me semble une évidence que tout au bout du compte, ce n’est pas tant le choix d’un homme qui le détermine dans sa vérité, mais bien jusqu’où il sera capable de se battre pour lui.  A la recherche sans fin du cimetière perdu des éléphants, comme s’il était écrit en lettres d’ivoire dans un lieu qui n’existe pas, oublié aux confins d’une terre inconnue d’Afrique, que j’avais seulement eu d’autres choix.

samedi 6 avril 2013

Onze et vingt et un


LSDD – Part. 1, chap. 1 – Extrait



Je m’étais coupé de l’information durant 36 heures et cela m’avait été utile au moins pour le mal que je n’avais pas ingéré durant ce laps de temps. L’insouciance en effet disparaît vite ; elle s’effiloche et s’effiloche mais tant qu’il en demeure quelques lambeaux, on en profite et on les remercie. Savoir faire preuve d’un peu d’égoïsme, c’est parfois aussi vital que le fameux second souffle, simplement. J’appris donc que l’Amérique, humiliée, et le monde avec elle, se préparaient à la riposte. Et il n’était pas difficile d’imaginer quel serait le degré de férocité de la réplique. Pour moi, irrévocablement, ce 11 septembre marquait le passage à une nouvelle époque, peut-être même à une nouvelle ère. Mais je ne pouvais encore rien savoir de celle-ci, si ce n’était d’imaginer, faute de réel argumentaire, que l’ampleur du changement qui s’amorçait serait considérable. Il semblait toutefois certain que l’Amérique partirait en croisade. Qui la suivrait ? Et qui allait se faire dévorer vif ?

Je repris le chemin de Toulouse le lendemain dans le milieu de l’après-midi. J’avais rendez-vous avec mon futur responsable des ressources humaines le mardi matin, dès 8 heures. Il y avait un décalage monumental entre mon minuscule destin reprenant sa marche et celui de ces milliers de personnes concernées par les tragédies du World Trade et du Pentagone, des martyrs aux bourreaux, des rédempteurs du monde jusqu’aux commanditaires mêmes, qui tous nous liaient à l’hyperbole de mort, de peine et de souffrance qu’ils avaient engendrée ou subie, sans pour autant faire de nous des gens significativement meilleurs.

Nous ne demeurions que nous-mêmes, nous n’étions que d’un seul côté de l’écran, ce bon vieux côté où nous risquions peut-être les larmes ou de l’inquiétude, s’il nous restait encore une once d’objectivité et un soupçon de bon sens, enfin le zapping s’ils se mettaient à nous casser les pieds.

Vint le mardi matin du 18 septembre, où mon entretien ne se déroula pas vraiment comme je l’avais souhaité, en cela que mon interlocuteur disparut avant de me dire ce que j’allais gagner. Plus justement, il s’enfuit, sans autre verbe possible, avant de me dire ce que je n’allais pas gagner ! Je passai les trois jours suivants à ne rien faire que le strict minimum. J’avais besoin de souffler et Mathilde n’étant pas à Toulouse, je me suffis à moi-même et me révélai même doué pour la prélasse. Je n’écrivis guère mais regardai beaucoup la télévision et les informations. Je me gavais de ce New York fantomatique, marqué d’une empreinte irréversible. L’actualité ne vivait plus que pour et par cet événement et ne lorgnait plus que dans la seule direction d’un unique visage, celui de l’assassin. Il me semblait presque irréel de regarder le monde occidental trembler devant ce nouveau terrorisme et de constater qu’il n’avait pas d’autre recours que de voir la pire des nations prendre les choses en main, car la plus dangereuse et la seule omnipotente, et par dessus tout, celle qui avait été terrassée au cœur même de sa chair et de ses plus prestigieux symboles.

Cela me donnait l’impression d’avaler la salive d’un autre, d’un mec bien plus redoutable que moi, plus puissant et irrémédiablement bien plus en colère. Ferait-il naître en son sein, son saint patriotisme exacerbé, assez de haine pour en vouloir, si ce n’était à la terre entière, au moins à l’une de ses franges déjà toute désignée ?

Trois jours passèrent ainsi avant que n’arrive le matin du 21 septembre. Il était 10 heures, peut-être un peu plus. Le temps et son ciel étaient doux, seulement ornés de quelques nuages blancs. Dans la cour de mon immeuble, ne virevoltaient dans l’air que les bruits épars de quelques pigeons et le cliquetis d’une vaisselle que l’on rangeait un peu plus loin.  Je me réveillais alors doucement, dans la paresse de ces obligations qui n’existaient pas encore, dans ce jour comme dans les précédents. J’étais encore couché et rien n’était urgent. Je commençais seulement à ressentir la vaporeuse envie de boire un café. Soudain, une extraordinaire explosion tua la quiétude de ma cour. Elle fut suivie dans la seconde d’un souffle brutal et titanesque, qui déchira l’air ambiant en chacune de ses particules, avant d’immédiatement faire trembler mon immeuble de trois étages comme un vulgaire paquet de feuilles mortes. Je l’ignorai encore bien sûr, mais l’usine AZF venait d’exploser.

Je ressentis une peur immense et me trouvai soudain debout, vacillant dans le désarroi le plus total. De ne rien savoir sur ce qui venait de se produire fût insoutenable. Je tentai d’appeler à l’aide au delà de mon velux mais personne ne répondit. J’entendis une femme pleurer ou geindre ou crier et des bruits de verres brisés. Je mis mes lentilles de contact et m’habillai précipitamment. Dans l’instant d’après, j’étais dans la rue.

Ce que je vis me rassura, de par la présence de la foule, mais surtout m’émut profondément. Les gens, tous les gens autour de moi, étaient en état de choc et marchaient et courraient en tous sens, sans savoir où aller ni où trouver refuge. Un nombre incroyable de vitres avaient été soufflées et cent mille morceaux en étaient éparpillés sur le sol, envahissant les trottoirs et les chaussées. Un flot humain considérable quittait dans la précipitation tous les bâtiments publics et notamment la Faculté de Droit, située à 50 mètres à peine de chez moi et qui se dévidait de tous ses élèves, ahuris, comme moi, comme tout le monde.

Personne ne savait rien. Bien sûr, nous avions tous en tête les attentats américains et tous, sans exception, établirent un lien entre les deux évènements. C’était hallucinant et terrible, on entendait partout des sirènes hurler sans pouvoir en identifier la provenance. Alors que je cherchai en vain et comme tous les autres une esquisse de réponse, mon attention se porta sur une étudiante. Elle devait avoir un peu plus de vingt ans. Elle était très belle. Il émanait de son visage aux traits fins et angéliques une fragilité empirique qui semblait totalement désavouer l’organique matière de l’instant si particulier que nous étions tous en train de vivre.  Elle fit un pas, un pas seulement et, chancelante, ne put aller plus loin. Elle s’assit sur le rebord du trottoir, le plus à l’écart possible de tous les autres et, se prenant la tête entre les deux mains, toute de rage, de terreur et d’impuissance, éclata subitement en sanglots. Toulouse, la douceur de ses rues piétonnes, la lumière unique du soleil projetée sur ses briques roses, tout cela n’existait plus. N’étaient plus que ses enfants, innombrables et perdus, qui venaient à leur tour de basculer dans le chaos.


vendredi 5 avril 2013

Les deux Tours et le grand Saut


LSDD – Part. 1, chap. 1 – Extrait


 

Le lendemain fut exactement son contraire : ma demi-journée à l’accueil fut âpre et longue, allongée d’autant plus que la confirmation écrite que devait m’envoyer par fax mon futur employeur ne vint jamais, ce qui eu le don de me stresser comme un beau diable. Même si cela n’était qu’une petite dissonance, illusoire et égoïste, elle n’en demeurait pas moins capable de me gâcher l’après-midi. Ma boss, Sylvie, qui était au fil du temps devenue une amie, vint me trouver vers 16 heures, alors qu’il restait à peine trois quart d’heure avant de fermer le service et de renvoyer les jeunes demandeurs d’emploi, tous à peu près du même âge que moi, à d’autres préoccupations que la recherche de leur premier job.

Je ne compris pas vraiment ce qu’elle m’annonçait : cette histoire d’avions venus percuter les tours du World Trade Center n’évoquait encore qu’une lointaine et vague situation dramatique. La radio avait parlé de six morts et de quelques blessés. Après la fermeture, je tentais néanmoins d’interroger Internet afin de dénicher de plus amples informations mais tous les portails d’accès à l’actualité ramaient considérablement et long fut le temps avant de parvenir à lire quelques lignes cauchemardesques retranscrivant une espèce d’atrocité monumentale. Des avions de lignes régulières, avec à leur bords de nombreux civils, étaient venus détruire l’emblème de l’Amérique victoire, les tours jumelles qui sous les titanesques coups s’étaient embrasées avant de rompre, puis de s’effondrer, ensevelissant des milliers de personnes.

Quelques minutes auparavant, alors que je n’avais en tête que la première version donnée par Sylvie, je discutais de cet événement singulier avec un des jeunes présents, un de ceux que je connaissais le mieux, un de ceux qui fréquentait la boutique depuis un temps certain et qui se pointait régulièrement. Il me semblait à la fois dans son état normal mais aussi étrangement stone. Je lui parlais et avais l’impression qu’il était loin de tout, enfermé dans un trip dont lui seul savait l’origine et l’effet. Difficile effectivement d’identifier par quel biais il avait commis son office : alcool, joints, tout était envisageable. Pourtant, et sans que cette intuition ne puisse me quitter, je n’arrivais pas à me figer dans cet avis et à ne pas me dire qu’il était tout simplement sobre et quelque peu fantasque. Notre entretien, long d’environ cinq minutes, ne fut cohérent en rien mais peut-être était-ce moi qui débloquais, moi qui étais déjà sur le chemin de la retraite.

Quoi qu’il en fût, les mots ne parvinrent guère à s’imbriquer suffisamment bien pour construire une discussion réelle. La logique ne survivait que quelques instants à nos trop nombreuses lacunes, qui eurent finalement raison de moi. Je l’éloignai alors, en m’éloignant de lui et des qualités d’écoute dont je devais faire preuve dans ce travail. Ma patience s’était simplement évanouie dans l’écume de ma tête mobilisée par d’autres enjeux.

Une fois dans la rue, le travail terminé, ayant écouté les terribles informations à la radio, je me sentis très loin du spectacle urbain. Mais le décalage m’apparaissait aussi invraisemblable que légitime. Je sus aussi que l’agitation ambiante et quotidienne était en passe de s’interrompre : inévitablement, tout le monde rentrerait chez soi, tout le monde allait savoir. J’appelai Mathilde pour la prévenir mais je tombai sur sa messagerie. Celle-ci recueilli des mots qui ne savaient pas encore tout à fait de quoi ils parlaient. J’eus un pincement au cœur en coupant la communication, car je souhaitais vivement entendre sa voix et faire écho à cette urgence mal logée au fond du ventre, qui débordait dans mes yeux piquants et mon allure accélérée. Je marchai vite et croisai dans ma course bon nombre de regards qui déjà paraissaient savoir. Quelque chose de sombre, qui contenait le reflet de l’inexorabilité.

Au bout de mon chemin ne fut plus qu’un seul écran de télévision, ouvrant sur le monde une fenêtre des plus impitoyables. Odieux fut le premier adjectif qui me vint à l'esprit quand je découvris les images. C’était odieux et plus que cela. C’était immense et terrifiant.  La scène passait pratiquement à répétition, des dizaines et des dizaines de fois. Les angles de prises de vue changeaient, l’effarante sensation des films amateurs, tournés en direct, me submergeait et sonnait comme la surenchère absolue d’une folle mondialisation. Les avions s’engouffraient dans les tours et se désintégraient en elles, les explosions étaient d’une violence inouïe. Venaient ensuite les images de tous ces gens aux fenêtres, impuissants à survivre et sans doute terrorisés. Combien surent, avant de périr, que la fin était là ? Combien purent l’accepter sans frémir jusqu’au plus profond de leur être ? On les vit sauter dans le vide pour ne pas périr brûlés vifs. C’était révoltant, parce qu’on avait la nette sensation que rien d’autre ne pouvait être fait. Je me demandais quelle chance leur avait été donnée, sachant que cette question était désormais presque aussi illégitime que l’atrocité de l’acte lui-même. On ne pourrait jamais réinventer l’histoire et la justice en frappant exponentiellement dans l’horreur ; rien ne serait rayé de la part abjecte de notre passé après cela, nos sanglants versets ne seraient pas engloutis mais bien régénérés dans l’entrelacs fumant des ruines du World Trade Center et des tours devenues tombeau, sous les yeux médusés d’un monde qui venait de changer.