lundi 2 décembre 2013

LA MORT DE LOU REED


 
Cette photo est prise depuis la dune Sud de Soulac. Nous sommes au bout du petit chemin. C’est notre spot, avec Yann.

 Au Nord, dans les brumes de l’horizon, on distingue le phare de Cordouan.

Nous sommes l’avant dernier jour d’octobre. Les houles automnales, puissantes, ne plaisantent pas. La vague fait presque deux mètres ce jour-là. L’eau n’est pas encore glaciale, seulement devenue froide.

Nous sommes proches de l’embouchure de la Gironde. Les courants latéraux sont généralement forts, un paramètre dont il ne faut jamais sous-estimer l’influence sur la qualité d’une session. On rame en permanence pour atteindre le pic ; on se fatigue plus vite.

La vague soulacaise est technique. Massive, rapide, tubulaire, elle ferme fréquemment trop vite, mâchoires qui t’engloutissent. Le take-off s’apparente à un drop sur une rampe de skate : tu y vas à fond. Ou tu n’y vas pas. Elle ouvre essentiellement à gauche. Normal foot, je la surfe le plus souvent en backside, posture où ne vont ni mes préférences, ni mes plus grandes aisances.  

J’y ai pris d’innombrables boîtes, je m’y suis même fait mal quelques fois. Mais j’ai aussi eu droit à des rides inoubliables, dont certains ne sauront sans doute jamais s’effacer.

Cette mise à l’eau sera la première du séjour. Quasiment la seule. Yann, Ethan et moi avons pris notre temps. Il ne fait pas beau. Il pleut. Pendant plusieurs jours, l’océan colère balaye les rivages d’une houle épique, désordonnée, insurfable.

Nous profitons de quelques éclaircies pour faire des balades sur le littoral ou en forêt, cueillir des champignons. Ethan déniche ses toutes premières girolles parmi les humus aux pieds des arbres. Nous remplissons un sac de ces pépites, que Yann cuisine à merveille dès notre retour au chalet.

Nous investissons la table de longs repas, arrosés de vins, de bières et de belles histoires. Les épisodes des schtroumpfs et le meilleur de Metallica passent sans cesse sur Youtube, cadencent nos journées.

Nos soirées, quant à elles, sont essentiellement guitare.

Nos deux instruments languissent depuis ce trop court week-end de fin septembre, dont le dimanche avait livré l’une des plus belles sessions de glisse de l’exercice 2013.

Yann était encore convalescent, d’une guérison qui touchait enfin à son terme. Interdit de surf depuis mars, il m’avait ce jour-là prêté son fameux quatro Infinity, une 6’0. Je n’avais jamais surfé aussi court. J’avais adoré.

Aussi, le jour de nos retrouvailles, notre impatience est avouable, presque palpable. Ce premier jam débute lorsque la nuit tombe et s’étire, sans équivoque, les horloges s’effaçant durablement.

Ethan est avec nous. Il nous accompagne. Il est notre cœur à tous les deux. Il tape parfois sur le djembé. Il danse aussi, il crie, il chante. Ou me supplie d’arrêter de jouer, auréolé de son sourire d’ange. Nos fous-rires sont innombrables.

Il finit par s’endormir, bien sûr toujours un peu trop tard. Pour ne pas gêner son sommeil, nous nous éclairons aux bougies. Nous poursuivons.

Pour la première fois, nous nous enregistrons, avec le Smartphone. Une mauvaise qualité, pour de beaux souvenirs. Nous travaillons des compos, des reprises. Hey Joe commence à bien tourner.

Le soir du troisième jour, nous ignorons encore tout. Dans la froide nuit médocaine d’octobre, résonnent tous ces rêves qu’on a déjà faits. Et les Lignes dessinées par nos doigts sur les touches palissandre.

Lou Reed vient de mourir.

Ce n’est pas un hommage, juste une évidence. Nous écumons notre ébauche de répertoire jusqu’à ses limites ultimes. J’en ai mal aux doigts. Le thé prend la place au centre de la table, de toutes ces autres bouteilles que nous avons laissées vides.

Nos partitions communes asséchées, nous improvisons. Sans intention particulière, nous lançons puis maintenons tous deux les dissonances d’idées qui ne s’accordent pas.

Pour l’instant.

Nous persévérons. Le rythme s’accélère. J’envoie tout ce que j’ai, aussi vite que possible, de plus en plus fort. On dirait du Slayer, joué sur une acoustique.

Yann ne lâche rien.

A l’apogée, nos deux chaos se rejoignent, finalement gravissent ensemble le mur du son. Nos yeux pétillent des arbalètes. La fureur, pacifique, s’éteint dans la  seule seconde de silence consentie, avant que Yann ne se lance dans une transhumance personnelle, intime, trois accords lancinants, toujours légèrement en dissonance.

Je l’écoute de longues secondes, cherche à le rejoindre. Je trouve sans virtuosité un glissé d’un demi-ton, toujours le même accord. Le rythme fera le reste. Il se met progressivement en place, devient tribal. Il finit par nous envahir, entièrement.

Les deux guitares entrent en résonnance. En définitive, tous les quatre, instruments et instrumentistes, nous ne sommes plus qu’un. La magie ne se trouve pas dans la performance, mais dans l’instant lui-même, qui devient et incarne tout ce que nous avions joué jusque-là.

Bomba ! crie Yann, lorsque cela s’arrête, une crampe m’ayant volé la main gauche.

On écoute plusieurs fois le morceau. Il est notre cadeau, un bébé insolite. Son titre me vient spontanément, le dernier coup de crayon parachevant l’œuvre.

La mort de Lou Reed…

Deux jours plus tard, nous n’avons pas rejoué. Nous sommes allés au bout de cette route. Mais nous sommes sur la dune et je photographie cette vague, celle d’un autre chemin, avant d’aller la surfer. La barre est difficile, mais je trouve un passage. Je rejoins Yann au pic.

Nous n’avons pas surfé ensemble depuis les premières classes du Maroc, notre droite de Montalivet, huit mois plus tôt. Je cherche pendant plusieurs minutes la première vague. Je choisis mal. Lorsque je m’élance, toute la paroi déjà bascule vers les ressacs, les profondeurs. Je la refuse, saute, m’échappe pour ne pas être broyé.

La Weber est quant à elle aspirée par la vague, qui tire si brutalement sur le leash qu’il n’y résiste pas. Il casse net. La planche est emportée. Je reste seul à l’eau. Le sel est une odeur particulière dans ce genre de moment, où l’on devine que ce qui va suivre ne sera pas simple. Je suis tout nu, dans un lieu où je devrais porter un trois pièces.

Il faudra nager pour rejoindre la plage et, avant tout, surmonter la zone d’impacts, là où les lignes d’eau viennent se briser.

Yann n’est pas loin et je lui dis que ça fait chier. Je nage et, dans mon bon droit, me prend toute la série en pleine poire. Les lames atlantiques me traitent comme un homme, m’envoient au fond, me font tourner dans l’onde comme un brin de paille au vent.

Bien sûr, je rejoins vite la frontière de sable. La Weber s’amuserait presque dans la dune, qu’Ethan maltraite avec un entrain sans faille. Valérie vient me voir, me demande comment je vais. Je recherche mon souffle.
 
Je casserai un deuxième leash ce jour-là, une exclusivité véritable dans mon parcours de surfeur. J’irai en acheter un à Montalivet, chez Philippe, après avoir tenté le surf shop de la rue principale de Soulac, demeuré portes closes, une mauvaise surprise.

Je rejoindrai au dernier pic Sud Yann, Douille, Eric, Stéphane et un autre surfeur dont j’ai oublié le prénom. Des quarantenaires, pour la plupart. Des vieux mecs, dont je ferai bientôt partie.

Je surferai la dernière heure, lorsque la mer se sera retirée. La houle aura alors significativement baissé. Je prendrai sept vagues avec la Free, venue changer la donne d’une Weber qui ne m’aura pas porté chance.

Le soleil viendra bientôt caresser la Ligne. Il l’embrasera, comme il le fait pour nos âmes, à chaque nouvelle fois. Dans les derniers instants, on verra même des couleurs qui n’existent pas vraiment.

Et les fresques du ciel et de l’océan vivront dans nos yeux.

 
Une histoire de surf se construit ainsi, patiemment, tandis que les années filent, que les expériences se renouvellent, se réinventent, venant densifier la viscérale matière de toutes leurs précédentes.  Ce que nous sommes devenus, une part de ce que nous deviendrons, nichent dans chaque nouvelle vague surfée.

Dans l’ardeur retentissante des houles automnales de l’Atlantique, c’est bien l’histoire de nos vies qui nous est contée, dans la couleur de nos musiques.

Lorsque je regarde cette vague, c’est bien une part de nous que je vois, une part de ce que nous sommes, une certaine façon d’appréhender le sens de notre aventure ici-bas. En elle, vit la pulsation du monde, ce qu’on tente chaque jour avec lui.

Elle est cette improvisation tribale que nous avons partagée avec Yann, une heureuse survenance parmi les nuits froides et incertaines.

Elle est notre devenir, cette question que nous posons tous, lorsque le moment vient à point nommé : qu’est-ce qui nous arrêtera, au bout du compte ?

Sûrement pas la mort de Lou Reed.


mardi 5 novembre 2013

Discours au bord d’un lac sous la pluie ou est-ce le trottoir qui brille comme cela ?


 
Ne plantons pas le décor. Laissons-les faire.  
 
-          Avoir les mains libres, c’est quelque chose que j’aime bien.
-          Définis-le, voir ce que ça donne.
-          C’est trouver le moyen d’arrêter de croire la voix intérieure ou, mieux encore, de ne plus l’entendre.
-          Celle qui dit qu’un truc cloche ?
-          Oui, celle-là même, celle qui radote. Pourquoi faudrait-il toujours que quelque chose cloche ?  J’ai un boulot, un cul dispo et je paye même  mes impôts !
-          Je ne crois pas à la surprise : ce sont nos petits renards, retardataires, poils hérissés, sensibles à la misère.
-          Peux-tu préciser ?
-          Je ne sais pas : je lutte, je renvoie la balle et ça fait du boucan tout à l’intérieur de moi.
-          Ce vacarme, je le connais. Je sais ce qu’il dit ! C’est un renégat ! Tu vois, je suis là, perpétuellement aux bords de l’évanouissement, à essayer de faire comme tout le monde, que les étoiles brillent ! Mais je ne sais même pas qui elles sont, ce qu’elles représentent. Briller ?  On vogue seulement sur une esplanade bizarre, qui devrait en plus nous absoudre de toute mauvaise conjecture.
-          J’ai également beaucoup de mal. Mais il faut savoir endurer la chose. Elle fait partie du grand jeu de la vie terrestre. Et nous sommes ses joueurs.
-          Hallucinant !
-          Ô combien…
  

Trois pas mouillés, le silence éternuait sans excuse.

 -          Tu n’as vu ni la mort et ni l’enfer ?
-          Je ne saurai pas répondre à cette question. Mais j’ai sans doute eu droit à un avant-goût du second.
-          Une intermittence spectaculaire ?
-          Oui. Un éphémère spectacle d’épouvante, qui dura pourtant trop longtemps. La seule leçon retenue, au bas mot, est la suivante : tant que vouloir s’en sortir demeure quelque chose de possible, d’autres chapitres sauront prendre la relève.
-          Tant que vouloir s’en sortir demeure quelque chose de possible… C’est énorme !
-          Toutefois pas aussi énorme que s’en sortir effectivement.
 

Deux pas encore. L’enchaînement, ancestral, devint presque une chanson…

 -          J’ai parfois l’impression d’avoir oublié ma vie quelque part.
-          J’ai parfois la sensation que c’est elle qui m’a laissé tomber ! Je n’entends plus comme il faudrait, je respire les volutes bleutées pareillement à de l’air pur. Je choisis si arbitrairement que souvent je choisis mal.
-          Choisir, c’est déjà une prouesse, non ?
-          Une acrobatie, pour le moins pire des choix que tu puisses faire…
-          Ô, les terribles que nous sommes devenus !
-          Les temps effilochés sont la patrie de tous. Deviner l’entourloupe ferait de toi un demi-dieu.
-          Oui ? Mais je n’ai toutefois pas l’intention de me laisser faire !
-          Tu n’as pas l’intention de te laisser faire ?
-          Non ! ! Je n’ai pas l’intention de me laisser faire ! Car où irions-nous sinon ?
-          Je n’en ai aucune idée.
-          Alors pourquoi faut-il encore poser cette question ?
-          Peut-être n’as-tu pas encore envie de la vérité, à seule raison de trop bien la connaître. Peut-être est-il également normal qu’il y ait tant de misère en ce monde, trop nombreux que nous sommes à ne pas dominer notre propre tête !
-          Deux hypothèses ?
-          Deux fiascos.

 
Un instant, admirant un canard, là-bas, de l’autre côté du lac.  Un canard rugissant. Ou était-ce une femme, sous un parapluie aux drôles de couleurs ?  

-          Où passent les gens que l’on a aimés dans notre vie ? Que deviennent-ils ?
-          Ils disparaissent souvent. Et, je te l’accorde, ce n’est pas toujours très satisfaisant.
-          Je croyais ne plus avoir à craindre ce que je suis. Je me trompais ?
-          Bien sûr. 
-          Entre la quête du bonheur et la récolte incertaine des jours qui passent, aurai-je de nouveau le temps de me pencher un peu sur moi ?
-          Penche-toi jusqu’à la limite. Dépasse-la. Tu auras ta réponse…
-          Il n’existe pas d’alibi, selon toi ?
-          Je ne crois pas.
-          Je n’ai pourtant pas l’intention de me laisser faire. Je ne veux pas pactiser avec les mous ! Où sera l’aventure, si finalement je dis oui ?
-          A quoi bon dire oui ? Les morsures ne cesseront pas.
-          Effectivement…
-          Je suis comme toi, comme tous les autres : je ne saurai jamais vraiment ce que je vaux.
-          Devrions-nous seulement nous en inquiéter ? N’est-ce qu’une seule et même bizarrerie ?
-          Je ne puis dire, je n’ai pas très envie de conclure.
-          Pourquoi devrait-on conclure ? Nous parlons seulement d’un état d’être…
-          Oui, c’est bien de cela dont il s’agit. Etre Humain…

 
Du canard, on passa au coq. Bâté, viendrait peut-être l’âne…  

-          La France manque de jeu en profondeur. En outre, ils ne sont plus assez rapides !
-          Certes ! Mais enfin, leur imagination n’aurait-elle pas également foutu le camp ?
-          On ne saurait dire autrement !
-          Alors, sans Z, que nous reste-t-il ?
-          Des A, des B, des C…
-          Tant que cela ?
-          Cela n’est rien. Cela ne vaut plus une seule étoile.
-          L’étoile, que l’on perçoit au beau milieu des mines, sera-t-elle capable de détruire les ténèbres ?
-          Au moins, de les atténuer.   
-          Et la dernière d’entre elles, imperceptiblement évanouie…
-          La rêverie l’accompagne désormais.  
-          Faut-il pour autant laisser place à la grisaille ?
-          Si tu n’étais pas triste, alors seule la mort compterait.
-          Et les tentations font bien du mal aussi, n’est-ce pas ?
-          Très exactement…


 On regardait le sol, la terre humide, les flaques. Les reflets entrevus n’étaient que lendemains esquissés…

-          Je n’ai que trop commis d’erreurs ! J’ai certainement trop erré !
-          Oui, mais comme nous tous.
-          Tandis que s’enfuir ne marche pas !  Pas à coup sûr, en tous les cas?
-          Demande à l’étoile.
-          Je ne sais pas lui parler. Je n’ai peut-être jamais su. Mais de temps en temps, peut-être me comprend-elle un peu.
-          Je ne crois pas. Mais je ne suis sûr de rien…
-          Ce n’est pas drôle !
-          Console-toi : la faute revient toujours  à ceux qui savent tout !
-          Je sais si peu… Mais savoir, ça veut dire quoi exactement ?
-          C’est une supercherie, dont il ne faut jamais se satisfaire.  Alimente le puits, alimente toujours la racaille insoumise qui demeure en toi. Comme s’il n’y avait aucune autre chance…
-          La racaille insoumise qui demeure ?
-          C’est mon deuxième prénom.
-          Cela ne veut rien dire, non ?
-          Je dirai plutôt que cela vaut tout, tant que cela est insensé.
-          J’acquiesce. Je confirme même : je n’ai pas l’intention de me laisser faire !
-          Non ?
-          Non !
-          Vraiment ?
-          Oui, vraiment : je n’ai pas l’intention de me laisser faire !
-          C’est l’intention qui compte…

 
Le lac scintillait au couchant ; on se réchauffait sous l’abribus…  

-          Ferais-tu mieux que le vieil adage lui-même ?
-          Que faute avouée est à demi pardonnée ?
-          Celui-ci en vaut bien un autre.
-          Finalement, à qui crois-tu avoir à faire ?
-          Et toi, de quelle vertu te réclames-tu ?
-          Je signe le livre chaque matin.
-          En haut de la page ?
-          J’ai bien appris…
-          Et pourtant, tu n’as pas l’intention de te laisser faire, n’est-ce pas ?
-          Non, je n’ai pas l’intention de me laisser faire !
-          Ne souhaites jamais avoir à le répéter plus de trois fois.  
-          Pourquoi cela ?
-          Ce ne sont pas les entourages qu’il faut convaincre.  
-          Si mon âme doute, ma chair s’en ressent. Seule, que peut bien tenter ma chair ?
-          Elle peut agir. Elle peut succomber aussi.
-          Pour qui ? Pourquoi ? Au nom de qui ? Au nom de quoi ?
-          Quelles seraient les autres questions ?
-          Je te laisse soin de répondre par toi-même...
-          Aussi, je répondrai : toutes celles que nous n’avons pas encore posées.
-          Je n’aurai pas dit mieux. Et, comme voilà ma barque, sur l’instant je te quitte. Adieu, l’ami !
-          Adieu, l’ami… Et comme tu rames déjà, j’irai par l’autre rive, en espérant de nouveau croiser notre canard. Il avait fière allure, et si beau langage !

 
Les portes coulissantes se refermèrent en un souffle unique. A chacun le sien. Là aussi, le sol était mouillé. On devinait presque la terre dans la boue que faisaient les pas.

 La pluie cisaillait les vitres du transport en commun. Derrière chacune, maraudaient certainement deux vieux amis au bord d’un lac, où il faisait bon discourir sous la pluie, en regardant de loin, bien au calme, l’animation de la ville grise, devenue inoffensive, là-bas, où sans cesse et partout, beuglaient de bien moins jolis rugissants…