dimanche 25 novembre 2012

Chemin de Catalogne


Plage nord, entre périphérique et World Trade Center, Barcelone, Espagne.  Dimanche 26 août, 14h00.



  
Je suis assis dans un sable catalan. J’ai beaucoup marché depuis hier et beaucoup pris le métro. Barcelone est une ville de marche et de métro.

Jeudi soir, juste avant la tombée de la nuit, j’allai voir le front de mer, comme je le fais assez souvent après le travail, soit en vélo, soit en voiture. Ce fut en vélo cette fois-ci, à vive allure, dans le besoin de se faire un peu chauffer les cuisses. J’eus l’immense surprise, en cette fin août, de découvrir une mer agitée, houleuse, où une bonne quinzaine de surfeurs s’adonnaient à une glisse un peu décousue dans des vagues d’environ un mètre.

Je pris le temps de digérer le fait que j’avais fait une heure trente auparavant le choix de rester un peu chez moi avant de sortir, et que j’aurai pu moi aussi profiter de cette session. J’engageai la conversation avec un surfeur du coin, que je reverrai dès le lendemain, et je pu apprendre un peu des houles méditerranéennes dont j’ignorais encore presque tout. Celle-ci devait durer au moins une journée de plus, peut-être même jouer les prolongations de samedi.

Le lendemain matin, vendredi, je me levai en conséquence, à 6h00, le jour n’était encore qu’un songe. Je bus deux tasses de café, avalai mes sempiternelles brioches et je chargeai la voiture avec la fidèle Hap, celle pour qui va ma préférence parmi les quatre planches de mon Quiver (Webber 6’6 ; Becker 6’10 ; Hap Jacob 7’2 et Ocean Safari 8’0). Je mis le sac de combis dans le coffre et je pris la route du Grau. Je suivis comme d’habitude l’Hérault jusqu’à son embouchure. Ses bateaux, sa Marina, ses eaux calmes, sa piste cyclable déjà tant de fois parcourue, tel un chemin d’espérances, où se mêlent, vivent et se  perdent tout ce qui n’est plus, tout ce qu’on a appris et désappris et, sans omission possible, tout ce qu’il faudra encore accomplir.

Peu avant de parvenir sur le parking qui fait face au front de mer, j’exécutai plusieurs signes de croix, comme une chance de plus dont il ne faut pas se priver. Je vis alors la houle, cinq ou six surfeurs déjà à l’eau et je souris, tandis qu’à voix basse s’échappait de moi un très simple « merci ».  Je savais que le temps m’était compté, il était déjà presque 7h et je devais être au travail entre 8h30 et 9h00. Tout en enfilant mon shorti et en waxant la Hap, une vieille histoire s’insinua en moi, une sensation vieille de plus de deux décennies pourtant encore si précise à cet instant, parfaitement lumineuse. Je me revis effectivement collégien, à la fin des années 80, me lever avant les cours et quitter les Amaryllis pour aller me mettre à l’eau à la Cocoteraie, pour surfer avec mon frère et les copains nos merveilleuses vagues molles guyanaises. Surfer avant d’aller au taf, ou la respiration d’un monde disparu, qui se remit à vivre durant quelques secondes.

Une fois à l’eau, il me sembla que tout était parfait. Les vagues étaient moins folles que la veille, bien ordonnées. Il n’y avait pas tout à fait un mètre mais il m’importait peu. Le soleil explosa subitement à l’Est et cette aube valut d’un seul coup bien plus qu’une seule et simple session. Je restai une heure et quart à l’eau, attrapant peut-être une quinzaine de vagues, avant de quitter en toute hâte cette intermède analeptique pour aller vivre ensuite l’une des plus éprouvantes journées professionnelles qu’il m’ait été donné de traverser.

Je quittai cette mauvaise arène vers 19h00, vidé, mal dans ma peau, parce qu’il est de toute évidence des frontières que l’on ne veut pas voir franchies dans le cadre de son travail. Alors je pris la route comme ça et j’allai vite, trop vite, le plus vite possible, jusqu’à chez moi. Je me changeai et refis les mêmes gestes que le matin même. Le sac de combis et la Hap chargés, je suivis la route du Grau. La vague à l’embouchure fonctionnait toujours lorsque j’arrivai sur place. Il y avait du monde à l’eau et pas le temps de tergiverser. J’enfilai mon shorti et allai immédiatement à l’eau. L’anarchie avait repris du poil de la bête et le plan d’eau n’était plus celui du matin, devenu gentiment chaotique. La houle avait forci, dépassait le mètre et je passai ma rage pendant plus d’une heure et demi, jusqu’à la nuit, ayant vu depuis le pic le soleil fondre dans l’Hérault, dans une courbure rougeoyante et torturée absolument magnifique. Comme une vie qu’on lave de tous ses maux.

Je tentai de renouveler l’expérience le samedi matin. J’arrivai sur le front à 8h00, la houle s’était enfuie. Je retrouvai le surfeur de l’avant-veille au soir, qui sortait tout juste  de l’eau et qui avait, s’étant levé aux aurores, pu profiter des derniers soubresauts. Je discutai assez longuement avec lui, j’étais déçu mais je me sentais bien. Il me raconta de nouveau sa mer et son surf, si aléatoire, si capricieux, si capable parfois de vous offrir un peu de la magie du Monde. Nous évoquâmes ensuite l’Espagne et le surf ibérique, à haut potentiel en certains endroits de ses côtes.

Revenu chez moi, sans avoir rien à attendre de plus du jour qui se présentait, je rassemblai tranquillement sur internet quelques infos pratiques en buvant des cafés et en fumant autant que possible, puis je préparai un petit sac d’affaires, brosse à dents y compris.  Une fois prêt, il était un peu moins de midi, je pris la route, encore une fois. Direction Barcelone.

Je roulai sans m’arrêter, toujours à vive allure, jusqu’aux proches abords de la Cité. Je m’arrêtai à une station pour téléphoner à mon frère, et lui dire où j’étais. Et puis je m’enfonçai dans la ville, sans savoir où j’allais. Après quelques errances, et par la magie du hasard, je tombai subitement nez à nez avec la Sagrada Familia. Je roulais doucement et ma réaction première fut un très spontané : « Putain de merde ! » quand je découvris le très improbable monument inachevé de Gaudi. Je garai la voiture de manière illicite un peu plus loin – impossible de stationner dans cette ville ! – puis je regardai longtemps l’œuvre monumentale. J’étais à l’unisson avec beaucoup de monde alors, la tête levée vers le ciel, tentant de trouver les meilleurs angles possibles pour mes prises de vue. J’y passai un long moment, la foultitude m’avait absorbé, et la déraison du lieu sonnait comme l’exacte musique interne.

Après une demi-heure pleine et un nombre incalculable de clichés, j’abandonnai la Sagrada pour retrouver la voiture et me mettre en recherche d’un garage. Je tournai dans les rues barcelonaises pour rien pendant très longtemps avant de revenir sur mes pas et dénicher un garage privé à deux pas de mon premier arrêt. 30€ pour une journée, et le poids en moins d’une voiture, qui serait en plus bien gardée. J’achetai ensuite un Pass Métro 2 jours, un plan de ce dernier et je pris la ligne menant au cœur du quartier Gracia. La modernité du métro barcelonais me surpris agréablement. Très propre, cabine climatisée, investi par un peuple guilleret, dont la légèreté naturelle semblait dominer tout autre état d’être. Avant de monter dans la rame, je me fis accosté par une anglaise : « Could you, please ? » me demanda-t-elle en me tendant son numérique, ses trois jolies copines juste un peu en retrait, unanimement en train de sourire. Je fis de mon mieux, avant de doubler, comme à mon habitude. J’eus droit à un savoureux « Thank’s mate » immédiatement suivi d’une petite moue espiègle. Un moment de rien, trois secondes, alanguissant pourtant sans équivoque le chemin entrepris.

Il me fallut ensuite réaliser une marche d’une vingtaine de minutes pour rejoindre le Parc Guell. J’y passai presque trois heures, et si la vision première de la Sagrada m’avait époustouflé, les allées de ce parc, innombrables, m’absorbèrent complètement au fil des minutes et des méandres parcourus. J’y pris tellement de photos qu’au bout d’un temps, je compris que je ne pourrai de toute façon pas capturer la réalité de cette œuvre dans sa globalité. J’y restai jusqu’à la tombée de la nuit, envahi par le miracle de notre espèce,  ses grands hommes et leur ineffable talent à magnifier la condition humaine.

De retour en centre ville, je me mis en quête d’un lieu pour dormir. Je débarquai sur El Passeig de Gracia et trouvai un hôtel où il restait une petite chambre disponible. J’allai chercher mes affaires à la voiture, mangeai un bout sur la place de la Sagrada, et rejoignis ensuite les pénates du soir. Tandis que la nuit était pleine et que la ville se préparait à fêter son samedi soir, je fumai une cigarette à la fenêtre de ma chambre, située au septième étage. Je ne dominais pas la ville, mais seulement l’un de ses fragments. Juste en face de moi, de l’autre côté de la rue, se dressait un hôtel de grand luxe, où, sur la terrasse privée du dernier étage, se donnait un concert en plein air. Une femme, qui me sembla très belle, et un pianiste. Sa voix cristalline, ses gestes de la main pour accompagner les arpèges de la douce mélodie jazz, jouée sans emphase mais avec précision et douceur, me firent une nouvelle fois chavirer. Cette ville m’avait prise en l’espace de quelques heures et ses atours me renvoyèrent soudain, sans aucun préalable de survenance, à ma condition. Je me mis à pleurer en écoutant l’élégante dame et son pianiste et, pour ne pas fondre complètement, je retournai dans la rue…


Et me voilà sur cette plage. Tout à l’heure, je me promenais sur les allées du Port Well, lorsque j’ai croisé une surfeuse, une planche jaune et blanche sous le bras, qui marchait d’un pas extrêmement décidé. Je l’ai observée quelques secondes et j’ai décidé de faire demi-tour. Je l’ai suivie. Ou ai-je tenté de la suivre, devrai-je plutôt dire. Car, à ma grande surprise, j’ai finalement réussi à la perdre, tant son allure était vive et tant le monde en mouvance, si dense, ne facilitait guère cette douce poursuite. Mais ce n’était qu’un moindre mal, parce que son spot, le but de cette marche effrénée, s’était déjà révélé à moi.

Je suis donc au bord de l’eau. Il doit bien y avoir cinq ou six pics qui fonctionnent correctement. Des vagues courtes, creuses, sans doute un peu molles, d’un bleu scintillant et profond. Un très beau jouet méditerranéen, dans lequel s’amuse une bonne cinquantaine de surfeuses et surfeurs. Et, tout autour de moi, des corps dénudés, parfois intégralement, beaucoup de beauté, qu’elle soit masculine ou féminine, des sourires, des amoureux enlacés langoureusement et, un constat qui émerge telle une évidence : il doit faire bon vivre ici. Il ne s’agit pas d’établir un quelconque cliché de plus, celui du touriste de passage, mais il règne ici une ambiance générale séduisante, enjouée, dotée d’un brin d’exubérance et de bonne humeur auquel il est difficile d’échapper. Je me suis promené pendant des heures hier soir, du Camp Nou  aux longues allées du Passeig de Gracia où les gens déambulent avec nonchalance ou sont tranquillement posés sur des bancs, à discourir pendant des heures. Une certaine approche du temps, qui semble un peu s’effacer devant ce regain de maîtrise.

Et maintenant que tout cela est dit, quel est le vrai sujet ? Le vrai sujet est celui d’un regard, celui d’un choix. Un regard parfois suffit à tout changer, le monde que l'on croyait nôtre, celui que l'on avait bâtit. Ce regard porté en nous agit comme une rivière, une rivière de nous-mêmes, de nos sentiments, de notre fondation, là où le cœur ne bat pas, mais seulement là où il réside. Quant au choix, l’essence même de celui-ci se révèle parfois dans un acte minuscule, comme prendre seul le chemin de la Catalogne, le temps d’un week-end accéléré, dans le très simple chemin entrepris. Inévitablement, sans autre occurrence possible, la question fondamentale s’érige d’elle-même : y’a-t-il un intérêt à voir et découvrir le beau, si l’on ne peut partager la vision ?

Je suis maintenant à la terrasse d’un restaurant qui cadre parfaitement avec le lieu, le jour, l’instant. Au bord de l’eau, manufacturé bois, la musique d’ambiance diffusée est celle que j’aurai pu mixer voilà quelques années, à dominante downtempo et menues connotations ethno. J’ai bu une bière, avalé un steak et une salade. Le temps s’arrête et je devine vos visages, juste là, en retrait, dans l’infime espace d’une peau qui me prive de vous.  Et si je pleure, c’est que je dois être encore vivant, exactement là où je me suis placé, sur cette plage barcelonaise, éparpillé aux quatre coins du Monde…





lundi 12 novembre 2012

Ne pas cesser

Bureaux de Marseillan. Lundi 1er octobre, 10h30, une pensée voguant entre hier et aujourd'hui…


Je viens de te déposer. Tu es encore avec moi, partout dans la voiture ; elle est même envahie par toi. Voici quelques minutes, sans connaître un nom dont tu n’as de toute évidence pas besoin, tu m’as dit que tu aimais Dead Can Dance :

« Elle est belle ta musique, Papa », alors que passait Agape, l’une des chansons les plus réussies de leur nouvel album, Anastasis.

Dès l’instant où je t’ai quitté, j’ai roulé à vive allure, et j’ai immédiatement allumé une cigarette. Je traverse maintenant le village et le soir tombant donne aux briques rouges de l’Eglise des atours un peu magiques. L’écho du monde, ce que je peux en percevoir, n’est qu’un chuchotement serein que l’on envisage seulement par inadvertance, dans cette course qui ne faiblit pas.

Je me dirige vers la nationale qui m’emmènera vers Toulouse, avant de prendre l’A61, route du Sud-est. Au rond point, je m’arrête brusquement. Je sors de la voiture et je regarde simplement l’offrande du soir. Je n’ai pas l’appareil photos, le mauvais oubli du week-end. Alors je shoote avec le Smartphone, trois ou quatre clichés à la volée, et c’est exactement comme si je partageais ce paysage de Gers avec toi, déjà si loin de moi, et pourtant si présent...

Je vois les deux panneaux indiquant le sens interdit. Un camion s’engage dans le rond point et le chauffeur, tandis qu’il passe la seconde, me regarde d’un air assez redoutable, comme s’il me suspectait d’une légère infraction. Ai-je pris un sens interdit ?

Je reprends la route, seul au monde, dans la sensation pourtant exacte d’être innervé par l’amour d’autrui, comme si les veines étaient l’amour lui-même. Les kilomètres s’effacent et Brenda Perry pose les bases du conciliabule musical tandis que je repense à ces fameux sens interdits, ces routes hasardeuses où tout se joue en vérité. La nuance n’est pas moins dans le cœur des hommes que dans la lumière d’un jour descendant, ou dans l’absolue vitalité d’un sentiment. 

Mon fils... De ce parcours qui nous fait tous les deux, depuis l'instant où je t'ai vu naître, j'ai tant appris. J'apprendrai tant encore de toi, et sans aucun doute jusqu'au dernier souffle. Je te vois, même quand tu n'es pas avec moi et je sais ce que je n'avais jamais su auparavant.. La leçon, ce n'est que l'amour et c'est la plus belle leçon qui soit. Il faut prendre et donner,  ce que nous sommes, ce que nous avons été, ce que nous serons. Et ne pas cesser… 

mercredi 19 septembre 2012

Morphée

La Tamarissière.  Mercredi 19 septembre 2012, 19h30. 



Ici est né un grand rêve. 

Ce soir, il y a encore cette boule de feu qui, doucement, au loin, se rapproche de la Ligne.

Les grands rêves ne sont pas la vie, mais peut-être le cœur des hommes ou plus simplement, la part la plus romantique de chacun d’entre nous.

Les jours qui passent, inéluctables, nous les retirent souvent, peu à peu, et puis par fragments entiers ensuite, à  ce point qu’ils peuvent même finir par s’échapper de nous. Du moins, c’est ce que l’on croit.

Comment laisser, et en son âme et son cœur, un grand rêve prendre la place d’un autre ? Comment oublier que les choses les plus simples sont parfois les plus chères ?

On ne parlera pas de prix, puisque nous vivons.

L’unique choix, c’est de vivre ce que nous choisissons, ce que nous avons choisi, aussi inévitablement que rien ne se passera jamais tel qu’on l’avait imaginé.

Il règne ici un calme époustouflant. La mer n’est pas inanimée. Elle vibre, elle bouge, elle ressent. Elle nous emmène ailleurs.

La boule de feu va bientôt embrasser la Terre. Il demeure encore quelques pécheurs. Les caravanes garées sur la digue ont choisi le plus bel endroit. On n’entend rien de la ville et de ses machines. J’ai un peu froid ; je prolonge l’été, en m’habillant comme en été.

Les grands rêves n’existent pas. Nous existons en eux. Si nous les laissons mourir, c’est une part de nous qui meurt avec eux.


mardi 18 septembre 2012

Ce que je crois…




Ce que je crois s’est perdu en cours de route, sans ne pourtant jamais se perdre

Ce que je crois a tout redéfini sans ne rien omettre

Sur le fil d’un temps méconnaissable, ce que je crois a percé cent mystères sans n’en résoudre aucun

Ce que je crois est ce qu’on ne croit plus avec la raison mais avec le cœur seulement

Ce que je crois ira bien me dire qu’il fallait bien que toutes les planches soient brûlées

Ce que je crois est impossible, sans qu’il soit possible de ne pas y croire

Ce que je crois est mon sang, irascible, désordonné, inévitable

Un champ de coquelicots sur une route écarlate

Une esquisse floue dans une bâtisse fondamentale

Une éternelle remise en question…

Ce que je crois est ce que je ne suis plus, ce que j’ai perdu

Ce que je crois est ce que je suis, inexécutable de se soustraire à la chanson de son âme

Ce que je crois a détruit ce qu’on aura bien voulu qu’il détruise

Ce que je crois vivra ou ne vivra pas, dans la certitude qu’il ne cessera jamais de vivre

Ce que je crois n’a pas manqué son coup

Ce que je crois est un chant inimitable, la turbulence majeure

Ce que je crois est l’enseignement d’une vie, de celle qu’il va falloir de nouveau bâtir

Ce que je crois a eu raison de moi, puisque la raison ne m’a jamais appartenue, sous l’auvent d’une feuille qui devient la peau, en la courbe dessinée par les cents mille voyages faits à l’intérieur de soi

Ce que je crois, étoile, un regard au-delà du tangible… Existes-tu ?

Ce que je crois, peut-être écrire encore quelques mots sur la page, puisqu’il y reste encore quelque place, comme si demain ne pouvait pas clamer l’exact contraire

Ce que je crois, c’est au loin et si proche, entendre les chansons de tous ceux qui vous aiment

Ce que je crois, sans ne plus effectivement rien croire, demeure ce que je vois, et ce que je dois… 

mardi 28 août 2012

Ne vas pas trop loin...

Embouchure de l’Hérault, digue du Grau d’Agde.  Mercredi 22 août, 20h36.


Je fais face à l’Ouest. Le soleil vient de disparaître et le panorama n’offre plus que quelques vives traces orangées et violettes, là où une boule de feu s’imposait encore il y a à peine dix minutes. A l’Ouest, se porte le regard d’un crépuscule. L’aube, derrière moi, n’est qu’une pensée de plus.

Les touristes commencent à partir et me voilà ici dans la peau d’un nouveau résidant, assis sur ce banc de bois brun, en train d’écrire quelques lignes dans ce carnet de marque Hurley, cadeau que m’avait fait la vendeuse d’un magasin de fringues de skate, que j’avais copieusement dévalisé lors de mon deuxième voyage canadien de 2012.

Dans l’avion du retour, j’avais écrit une lettre d’amour, lettre que je n’ai jamais donnée, premiers mots que j’avais posés sur ledit carnet, avant de le laisser vierge de tout nouvel écrit durant plusieurs mois. Le temps s’enfuit et nous, avec lui, dans les machineries terrestres des êtres, des pairs et des impairs.

Devant moi, l’Hérault et ses dernières eaux claires et juste derrière, la salinité de la Méditerranée. Je ne sais jamais écrire « Méditerranée » ! Je fais systématiquement au moins une faute, voire deux, que le correcteur d’orthographe de Word se charge gentiment d’effacer. Mais il n’empêche : si je dois réécrire Méditerranée deux minutes plus tard, je ne manque pas de refaire une faute...

La nuit s’installe peu à peu et la lumière du jour couchant est très belle, presque surannée. A 14h au dessus de moi, deux avions ont laissé leurs traces qui se croisent pour former une croix rose saumon, alors que l’une d’entre elles se dilue déjà, pour s’éparpiller avec lenteur dans le ciel. Simple représentation, spectacle inlassable au regard.

A une dizaine de mètres à ma droite, deux frères aux cheveux couleur de jais,  sans doute âgés de 10 à 12 ans, jouent les prolongations à la pêche. Ils manient leurs cannes un peu gauchement mais ils ont vraiment l’air heureux. Leur complicité est cette évidence qui émane de leur gestuelle commune, de leurs petits rires contenus, enfin de cette lueur dans les yeux qu’ils partagent encore, dans les derniers sillons du jour.

Je n’ai jamais pu retourner à la Tamarissière, la deuxième rive de l’Hérault. Je n’en ai jamais eu la force. Sa digue et son phare rouge sont devenus un lieu d’exil, là où l’on a simplement laissé une part de soi. Rien n’est irrévocable cependant, car au-delà de la deuxième digue et de son phare, dominent les grands horizons de l’Ouest et tout ce que l’on décidera d’entreprendre avec eux.

Croissant de lune au dessus du phare, une mère vient de se poster juste à côté de moi, afin de prendre son fils en photo, son fils qui vient de décider unilatéralement qu’il était l’heure de se mettre à l’eau. Il est descendu prudemment de la digue et il a maintenant les pieds dans l’eau. Sa maman ne peut s’empêcher de réprimer la nécessaire consigne de prudence : « Ne vas pas trop loin, Thomas ! »  

Non, ne vas pas trop loin, fils… 

jeudi 23 août 2012

La maison de Marie-Claude

 Sur les hauteurs des golfs de Lacanau, maison de Marie-Claude.  Mardi 7 août, 16h.


C’est un vrai après-midi d’été. Le ciel est d’un bleu gris presque unanime, seulement colorié de blanc en quelques points épars dans la voûte. C’est l’heure de la sieste et j’entends les grillons chanter.


Forêts des landes, nous sommes cernés par les pins ; innervés par la chaleur du soleil, ils délivrent dans l’air une odeur inimitable, sous-jacente à la terre, empreinte d’une douce mélancolie. Nous sommes parcourus par tant de sentiments. Quels sont-ceux qui nous incarnent ? Lesquels incarnons-nous ?

Du vent de sud cet après-midi, peut-être sud-sud-ouest et la marée sur le début du remontant, lorsque je me promenais tout à l’heure sur le front de mer.

Lacanau Océan, une machine. Le Surf Pro débute ce week-end. Comme trop souvent en plein mois d’août, ils commenceront sans houle. Ce matin encore, persistait toutefois une ondulation résiduelle de 70 à 80 cm. J’ai regardé sur internet avant de prendre la décision d’aller surfer ou non. Il devait y avoir quelque chose comme 150 surfeurs à l’eau, à batailler ferme sur chaque pic, en espérant décrocher une glisse de quelques secondes. Je n’étais pas investi d’une grande motivation et à la vue de ces images, il ne m’a fallu qu’un court instant pour reconnaître que je ne pousserai pas l’aventure plus loin.

J’ai donc pris mon temps. J’ai bu des cafés, discuté un peu, fait quelques photos des enfants. Nous nous sommes baignés avec eux, moment toujours très récréatif. Nous les avons fait manger, puis j’ai lancé le barbecue (électrique, sic !!) et nous avons à notre tour pris notre repas. Une succession d’évènement simples, microscopiques, qui remplissent pourtant une demi-journée. Ainsi est le temps d’été ; une entente avec le moins vite. 

L’âme n’est pas toujours une alliée. Il faut parfois la contenir, la cercler et lui laisser le moins de prérogatives possibles. Car les vérités profondes ne se dévoilent pas à la baguette. Quelque soit les formes qu’elles peuvent revêtir, ce n’est pas la pensée qui leur dicte sa loi. Avec le temps, avec sincérité, elles s’imposent toujours d’elles-mêmes.

Les grands choix résident-ils dans la même demeure que les grands rêves ? Il n’y a aucune urgence à répondre à cette question. 

mercredi 15 août 2012

Pt. 2



Plage du Maroc, commune de Vensac, Médoc.  Lundi 6 août, 13h30.


Carnet d’été, journal de bords. Carnet de plages, d’une mer à un océan, d’une rive Est à une rive Ouest, ou comment (se) raconter les brefs moments d’une vie qui se retrouve en côtoyant les grands espaces, les embruns véritables et la ligne, derrière moi, là où cognent des vagues cassées par des vents mal orientés, la Ligne toujours là, pour entreprendre toujours ce même voyage, qui lie le regard à la part la plus sincère de l’âme.

Les enfants jouent et l’amour ne semble pas très loin.

« Qu’est-ce que tu fais, papa ? » vient de me demander mon fils, qui m’a regardé un instant dans les yeux, avant de s’éloigner de nouveau pour parcourir sans entrave les grandes distances de cette aire de jeu magique, en tirant sans cesse derrière lui sa mini-planche de morey, qu’il tient invariablement par l’extrémité du petit leash noir.

Et l’amour qui prend soin de nous autres, au-delà de tous ses maux, de toutes ses guerres inutiles et vaines, qui paraissent pourtant presque indispensables à la course de la vie.

Ici la vérité, ce n’est que se lever de très bonne heure le matin, juste au lever du jour, pour aller prendre la descendante juste après l’étale, lorsque le vent marin ne s’est pas encore tout à fait réveillé et que les courants de Soulac sont raisonnables. Ici la vérité, c’est faire l’amour debout à la va-vite dans une salle de bain qui ne ferme pas tout à fait, à la seule heure possible de la journée, donc en pleine nuit, lorsque tous les autres dorment enfin. Il ne faut pas chercher plus. Une trace zébrée dans le ciel, comme ce sentiment qui nous parcourt, qui nous échappe et qui finalement nous fait. Une ligne interne, encore une ligne, une constitution.

Les bunkers allemands sont, quant à eux, toujours là. Les sables médocains ne les ont pas encore vaincus, pas encore engloutis. La cime des êtres se révèle dans l’harmonie qu’ils sont parfois capables d’instaurer avec le monde, les hommes et toutes choses avec lesquelles ils interagissent.

La dune, les bunkers, le sable discipliné par les flots qui se retirent très vite aujourd’hui, une houle imparfaite, les enfants et leur petite planche, rose pour elle, bleue pour lui, et cette femme tout près d’eux, toujours à veiller. Voilà ce qu’offre la condition humaine du jour, sous un soleil frais, lumineux, officiant juste au dessus de moi, à 13h dans le ciel. C’est un don universel et simple, sans artifice, qui ne laisse aucune place au doute. Profitons-en !

dimanche 12 août 2012

Pt. 1


Plage du Grau d'Agde. Jeudi 26 juillet, fin d’après-midi.


Ecrire ce que l’on voit, plutôt que ce que l’on pense.

Juste en face de moi, alors que je suis allongé parmi la foule estivale, le long de ces côtes méditerranéennes dont je n’apprécie que mollement les plus hautes affluences saisonnières, est assis dans un fauteuil de plage de tissu blanc et bleu un homme d’une soixantaine d’années. Il a même probablement un peu plus que cela.

Il n’est pas beau. Il lit, me semble t-il, une banale revue « féminine » de circonstance, avec une petite moue permanente qui fait manifestement descendre sa bouche vers le bas, tout en la tirant un peu vers la gauche. Cela ne lui donne en aucun cas un air ridicule, mais plutôt une façon un peu austère de se présenter à nous. Cet homme est très bronzé, il porte bien sûr des lunettes de soleil, dont le rose légèrement foncé des verres doit apporter un certain confort à sa lecture. Son poignet gauche est orné d’une belle montre en argent qui brille par intermittence, en renvoyant vers les proches alentours les rayons de ce soleil de fin de journée.

Quelques minutes viennent de passer. Il ne doit plus faire aussi chaud que tout à l’heure, car l’homme vient d’enfiler un tee-shirt blanc crème, qui lui va d’ailleurs à merveille. Des nuages sont effectivement sortis de nulle part, sans doute en provenance des terres, et ont voilé le soleil. L’effet a été immédiat ; on ne ressent plus aussi nettement cette aisance épidermique propre aux chaudes expositions d’été.

Il est vrai qu’il ne fait plus aussi bon, mais nous sommes seulement sortis après 17h, lorsque les heures les plus torrides de la journée étaient derrière nous. Tout le monde a fait la sieste. Je me suis réveillé en premier et j’ai fumé quelques cigarettes sur la terrasse, cette dernière exposée plein ouest, alors envahie par la lumière et la chaleur de l’astre de feu. L’air était presque immobile mais de part le don d’une infime brise, il demeurait très doux à la peau. Le silence partiel du quartier, parfois interrompu par les pétarades d’une mobylette ou les bruits d’enfants jouant un peu plus loin,  nous ramenait parfaitement à la douce condition de cette journée d’été.

Le vieil homme en face de moi n’est pas venu seul. Il discute effectivement depuis peu avec son voisin, n’échangeant que brièvement avec lui mais d’un ton assez vif. Ce voisin, qui doit connaître le même âge que lui, porte également des lunettes de soleil et a lui aussi la peau très bronzée, presque noire. Pour seule variation, une casquette grise un peu sale orne de façon anachronique le sommet de son crâne. On dirait que les deux hommes, dont les deux femmes sont semblablement assises l’une à côté de l’autre dans les mêmes fauteuils de plage, sont d’une si vieille connivence que celle-ci pourrait presque se passer de mots. En tous les cas, de longs discours. Un regard, un geste, une petite phrase et tout est dit, tout est su. En les regardant, on ne peut s’empêcher de se poser quelques nécessaires questions d’usage : depuis combien de temps sont-ils amis ? Passent-ils depuis toujours leurs vacances ensemble en Méditerranée? Que n’ont-ils vécu jadis d’ineffable, que rien ni personne ne pourra jamais leur ôter ?

On ne sait pas et on ne saura de toute façon pas ce qui habite chacun d’eux, mais on devine une petite part de ce qui les anime collectivement, lorsqu’on les regarde et qu’ils entrent en lien l’un avec l’autre. C’est une scène anodine, parmi toutes celles jouées et répétées tout autour de moi, dans la densité humaine de cette vaste multitude en vacances, une somme infinie de possibilités. Toutes ces vies, dont certaines ont du être époustouflantes et d’autres, tout à fait banales.

Le vent a forci depuis quelques minutes. Il a balayé la ligne de nuages qui s’étaient installés au dessus des rivages, tel un chemin céleste inaccessible. Le soleil est réapparu, d’abord timidement, avec réserve et maintenant sans vaciller. On dirait qu’il est sûr de lui. Entre ciel et sable, il n’est ici plus question de sentiment. Seul le regard compte, et ce que l’on fait de lui. 

jeudi 26 juillet 2012

First day, last exit…

Sur le fil suspendu d’une vie menée tel un équilibriste, Armand n’avait pas tant à dire qu’on aurait pu le supposer. Animé des grands vertiges de vivre exactement dans le chemin dessiné par lui-même, capable parfois d’y déceler l’essence du grand « pourquoi », incapable ensuite, dans le fragment suivant, d’y comprendre seulement quelque chose.

« Si les hommes sont de nature à être plutôt qu’à décider, alors la décision prise n’est qu’une infime parcelle de cet être en mouvance. Si je suis ce que je décide… Où passe tout ce qui de moi demeure inchangé ? »

Sur les proches abords d’une rivière qui n’osait d’elle ne dévoiler que ses eaux de scintillement et, dans la crainte légitime d’une trop brève et juste perception, il ne fallait  donc pas trop lui en raconter.  Tendre la main, respirer, ne jamais oublier qui il était, tandis que les mondes internes s’écroulaient avant de renaître, inexorablement. Dans la genèse d’une nouvelle version de soi, organique… 

Il fallait seulement ouvrir les yeux et ne plus laisser parler son âme. Armand prit donc la main qui lui était tendue et écouta attentivement le vent, partagé dans ses fragrances des mouvances de la raison et des contreforts du cœur. « S’il n’est pas raisonnable de croire en la vertu, puis-je au moins devenir celui qui est attendu ? »

A cette question, le vent ne donnait pas de réponse particulière. Il continuait simplement d’être et d’agir, ni la raison, ni le cœur ne pouvant se départager. Armand prit donc sur le vif un petit chemin de traverse ; derrière lui il laissa la rivière et ses eaux étaient calmes et au devant, les longs flux terrestres mêlés et entrelacés cognaient l’assourdissant écho de la vie humaine. Et tandis qu’il marchait et qu’il ne pouvait imaginer plus, durant un instant il oublia les lignes, de référence, d’horizon et de couverture et par le simple fait d’être celui en mouvance, derrière lui, toujours plus loin, rien ne disparut… 







dimanche 8 juillet 2012

Jazz

La rage vient de mordre,  vague de chaleur étouffante.
D’où surgit ce vacarme de sensibilité, ces torsions incertaines ?

Et le silence qui pourrait tuer
Si l’avide organe nous disait sa condition : je suis impotent.

Tu pourrais répondre autrement
Mais tu acquiesces, la tempête seulement te frôle.

Qui de sa grâce aveugle viendra me prendre ?
Toi encore, je reconnais ton visage.

Je ne devine qu’une infime partie de ce qu’il adviendra lorsque toutes les cartes auront été flanquées par terre.
  
Mon cœur n’est pas une illusion.
Mon âme situe seulement tout ce qu’il reste à faire.

Être nominé ne suffit pas.

Triolets de notes indociles, venus à la rescousse
Atténuer le sommeil
Modifier le rythme.

D’autres encore ont entendu ta mélodie 
Jazz endiablé des esprits mal calmés.

Je t’écoute
Je te suis reconnaissant, toi la musique qui sonne la révolte.  

mardi 3 juillet 2012

Là où réside le vent


« N’écris que ce que tu as vérifié dans ta chair… »
Charles Bukoswki


Les histoires qui nous tiennent à cœur, celles qui bouleversent nos vies et celles de ceux qui nous sont liés, commencent bien souvent sans que l’on s’en rende vraiment compte.  Elles peuvent parfois débuter par quelques lignes légèrement excédantes d’un mail qui ne dit pas encore son nom mais qui délivre clairement une intention. Au-delà de cette intention, est un être qui vit et la réponse qu’il donne n’est pas moins que la réponse qui le fera : « Je ne vais pas te dire non toute ma vie. »

Neuf ans, c’est très long et donc le temps qu’il aura fallu. C’est le temps d’une vie, soudainement devenue nid de cendres puis qui, peu à peu, s’est rebâtie, à bout de souffle d’abord, à force d’aimer ensuite et puis de voir venir au monde quelqu’un qui devient plus important que vous-même. C’est le temps où l’on perd des êtres qui ne nous reviendront jamais, le temps aussi d’assimiler que la vie n’a jamais de cesse de nous apprendre qu’en fin de compte, nous ne maitriserons jamais vraiment rien d’elle.

Après neuf ans, cet évènement hautement improbable s’est finalement produit : nous nous sommes revus. Après le drame de 2002 qui, au-delà de l’abîme insoutenable dans lequel il plongea nos deux vies, les lia toutes deux à tout jamais, sans qu’on ne puisse sincèrement rien n’y changer.

A tout jamais, M… avais-je écrit en 2003, sans doute l’année la plus noire et la plus desséchée de toute mon existence. Quelques mois auparavant, le rêve avait été démoli et il n’en restait plus rien. Mais j’étais encore vivant, sur le fil d’une vie suspendue aux seuls battements exsangues d’un cœur de crevard, éparpillé, mais qui ne voulait pour rien au monde lâcher prise.

En février ou mars de cette année, je me souviens qu’il faisait très froid cette nuit-là, cela se produisit pourtant une fois. Destitué, j’étais perdu dans l’une de ces soirées trance (music !!) légèrement hypocrites, où tout le monde se sourit et s’embrasse un peu trop, mais cependant agréable, de par la puissance du message délivré. La musique cognait et, comme toujours, il me fallait au moins ça.

Je profitais autant que faire se peut du minuscule dancefloor surchauffé, ingérant dans mon ventre les lignes de basse guerrières, dont l’écho à la mitraille interne étaient seules capables, paradoxalement, de m’y soustraire un peu. Je restais des heures à danser et à taper du pied aussi sévèrement que possible, entouré de gens dont les visages commençaient à m’être familiers – la scène trance toulousaine était simplement assez confidentielle -  mais sans pour autant les connaître encore assez pour établir avec eux un échange légèrement plus élaboré que quelques phrases nécessaires et bien senties : « Il est bon le dernier Hux Flux ! » Vers deux heures du matin, j’entendis une sourde rumeur qui devint bientôt réalité, le bar allait fermer ses portes. Un certain Dominique me proposa de m’emmener au Ramier, sur l’ile près du Stade, là où la cogne se poursuivait. Je lui répondis « Oui » sans hésiter. C’était assez loin du bar, il avait une voiture et je n’en avais plus.

Si tôt la décision prise, on prit la route, alors qu’il pleuvait quelques gouttes froides. On arriva un quart d’heure après et on rentra dans l’arène. On fit semblant d’être ensemble pendant quelques instants et puis on fini bien sûr par se perdre. J’errai dans la salle durant environ deux heures, je fumai autant de cigarettes que me permit ma respiration et je bus deux verres. La tabasse n’était pas terrible, en tous cas pas à mon goût, trop collante, trop brutale, tout simplement en de ça du niveau d’énergie requis pour me faire bouger comme je l’aurai souhaité.  Si bien qu’au bout d’un temps, leurs gueules à tous finirent par m’être insupportables, certainement parce que la mienne, en retour, ne leur disait rien non plus, et qu’il n’existait finalement aucune interrelation.  J’étais trop isolé au milieu de la foule alors je la laissai à sa furieuse besogne. Je refis un tour dehors, porté par le maigre espoir que Dominique soit dans les parages et, dans l’idéal, près de sa voiture, prêt à repartir.

Mais Dominique n’était pas dehors. Et sa voiture avait fait place à un joli emplacement vide. Il était parti et le jour ne pointait pas encore. Seuls les lampadaires impavides éclairaient les lézardes un peu séchée d’une mine de circonstance.  Je revins vers l’entrée du Club et n’eus finalement pas le courage d’en franchir de nouveau les portes. Je n’eus pas non plus la force d’apposer sur mon visage les traits d’un gars sympathique cherchant à se faire raccompagner en ville. Quémander à des inconnus un retour motorisé me parût inconvenant. Je ne voulus absolument pas risquer le moindre regard suspect.

« Ok Olivier, me fis-je, tu rentres ! » Je pensai à Dominique un bref instant, l’insultai en silence, allumai une cigarette, levai les yeux vers la ville, le cœur de Toulouse où perdu quelques part au milieu des briques, je retrouverai bientôt les 25 m2 de mon studio dormant sous les toits, tel un cercueil vide. Je me mis en route et je pensais soudainement à elle. Je me mis à lui parler à voix basse, comme on le ferait pour quelqu’un qui a disparu pour toujours : « Où es-tu ? Où es-tu, mon amour ? Vois ce que je suis devenu. Vois l’homme que tu as fait de moi… » Je ne regardai pas le sol en marchant. Je regardai droit au devant, aussi loin que possible, mes pas et mes clopes incarnant les seules frontières encore acceptables, en ses limites inférieure et supérieure, de ce drôle de fragment de moi, la nécessaire poursuite.

Je traversai le pont et je pris par les quais, en suivant la Garonne. Son visage, ses yeux, en mon ventre, étaient ce jour qui, clandestinement, sans que rien ne puisse le laisser présager, écartelait les ténèbres au dessus de la cité endormie. Ce fut toutefois peu avant la Daurade que l’évènement survint. Le mirage s’était enfui et il ne laissait place qu’à un seul trou béant. Je regardai autour de moi, alentours évaporés, l’autre rivage et à cette heure-ci, j’étais absolument seul au monde. Alors mes pas ralentirent d’eux-mêmes et je me rapprochai de l’eau. J’allumai une cigarette avec le mégot encore rouge de celle que je venais de brûler et je me souviens encore des mots que je prononçai alors, tout doucement, de manière presque inaudible : « Ça s’arrête là pour moi… C’était ça l’idée, hein ? Alors, ça s’arrête là pour moi… »

Je me rapprochai un peu plus, jusqu’à ce que l’eau sombre soit juste en dessous de moi, les pieds déjà à moitié suspendus dans le vide. L’eau devait être très froide et il fallait juste se laisser tomber et ne pas se débattre. Je restai comme cela quelques instants seulement, rien qui ne sembla éternel. Je ne vis pas ma vie défiler. Je ne pus que constater, alors que les secondes s’effaçaient progressivement, que je ne pourrai pas commettre ce geste. L’intention m’avait-elle à peine effleuré qu’aussitôt, avant même qu’elle ne se concrétise, elle s’était déjà enfuie de moi. Je ne pouvais pas faire ça et je ne pourrai pas, quoi qu’il advienne. Je repris ma route, un peu sonné tout de même et je ne marchai pas plus vite. Je ne cherchai pas non plus à comprendre précisément ce qui venait de se produire. Je continuai simplement jusqu’à chez moi, en fumant cigarette après cigarette.

Arrivé au troisième étage d’Urbain Vitry, où seuls quelques pigeons malpolis animaient l’aube qui ne naissait pas encore tout à fait, j’ouvris le velux et je regardai la cime de la Basilique Saint Sernin.  Je la revis ici, à mes côtés, quelques mois plus tôt et je pus alors apprécier à sa juste valeur l’immense défi qui se présentait à moi. Ces quelques mois n’étaient que quelques secondes. Je n’avais pas avancé d’un pouce. Je me sentis unilatéralement vide, presque mort, à la seule différence que je savais pertinemment que cela ne me tuerait pas. Du grand amour que j’allais vivre, de cette vie d’Outre-Atlantique que j’allais bâtir, il me restait ce regard unique que nous avions porté ensemble depuis ce minuscule appartement, vers les monts de la Basilique, là où, en un point invisible à l’œil, résidait le vent, là où résiderait pour toujours ce grand rêve que nous avions fait, ce grand rêve que nous avions assassiné.

Alors que la lumière de ce jour de l’hiver 2003 fini enfin par se manifester, mon cœur ne cessa pas de battre. Mais il mourut sans façon, à cet instant où j’intégrai si parfaitement que je devrais continuer, quoi qu’il en coûte, la moitié de mon être perdue au-delà d’un Atlantique devenu bien trop grand, absolu, pour qu’il ne subsiste la moindre chance de fendre ses hautes lames bleues de silence.  


Huit ans et demi plus tard, je reçus donc ce mail, le 7 novembre exactement. Et bien que père de famille, entouré d’une compagne aimante et de deux enfants, je ne dis pas non. J’allai fumer une cigarette et je regardai la nuit. Je ne me souvins pas alors de ce funeste épisode de l’hiver 2003. Je pressentis sans doute qu’il se passait quelque chose d’important mais je ne sus pas en mesurer l’enjeu.

L’enjeu, tout au bout de ce chemin que je m’apprêtai à prendre, ce n’était pas moins qu’une vie de famille que j’allai sciemment faire voler en éclats. Une fois que cette tragédie fut accomplie, à peine trois mois venaient de s’écouler, je repris l’avion et je traversai de nouveau l’Atlantique, presque 10 ans plus tard. Il n’était plus cet abysse insondable mais seulement un océan que l’on survole tranquillement en avion. Tout avait changé, mais rien n’avait changé. Tout avait changé car on ne détruit pas impunément ce qu’on a soi-même bâti. On y laisse une part de soi, sans équivoque, sans artifice, sans avoir besoin de démontrer que cette équation est infaillible. Rien n’avait changé, parce qu’une fois de plus, j’avais remisé l’ensemble des cartes que j’avais en main. Et je m’avançai vers elle, toujours avec la même foi, le même abandon, dans l’espoir de faire vivre ce qui n’avait pas existé dix années auparavant.

En un sens, ce voyage révéla ce qui viendrait par la suite. Il fut éprouvant. Bien plus que nous ne l’avions imaginé l’un et l’autre. Mais il faut bien reconnaître qu’il n’y a pas forcément de drame à vivre, plutôt que d’imaginer. Tous les choix que l’on fait ne se réclament pas de l’imaginaire, ils  sont inscrits dans une vie tangible, dans des liens qui nous unissent aux vivants, à ce qu’ils sont, à ce qu’ils deviennent, à ce que nous devenons ou ne deviendrons pas avec eux. Ils portent en eux une réalité qui peut parfois échapper à la conscience même que nous avons du réel. Ils sont ce que nous sommes, sans que nous sachions nous-mêmes vraiment toujours à quoi nous en tenir.

Quelques semaines plus tard, à la fin d’un mois d’avril qui fut émotionnellement titanesque, je me retrouvai au tribunal de Grande Instance d’Auch, aux confins du Gers, convoqué avec la mère de mon fils pour une audience devant le Juge des Affaires Familiales, qui devait statuer sur la mise en place de la garde de  notre enfant. Nous avions auparavant formulé par écrit une entente définissant les lignes majeures de cette garde. La première des conséquences était déjà connue : je n’élèverai pas mon fils, je ne le verrai plus que par intermittence et cette part là sonnait en moi comme des tambours en feu, cette perte dont on mesure jour après jour l’exactitude de l’impact, dans une espèce d’apprentissage vain.

Nous attendîmes dans une salle d’audience, où tant de pièces humaines avaient été jouées, tant de souffrance ou de discorde apprivoisés par les mots de la Justice, toujours ceux qui savent ce qu’il faut entreprendre pour secourir convenablement les hommes en peine. Durant l’attente, la femme avec qui j’avais partagé presque six ans de ma vie et qui m’avait donné cet enfant que nous aimons tant trouva une place juste derrière moi, à une rangée d’écart. Nous nous étions dit bonjour par un unique « Salut », et nous ne pouvions sans doute pas nous dire plus. Je détestai déjà ce moment. Il allait s’agir de notre fils et de la manière dont l’Etat allait déterminer avec nous ce qu’il conviendrait de faire pour lui, pour l’avenir qu’il fallait lui construire, maintenant que ses parents étaient séparés. Et par-dessus tout, ce lieu et ce moment incarnaient si étroitement la condition à laquelle je ne pouvais échapper : j’étais coupable, absolument coupable. Ce chemin là, il fallait apprendre à en maîtriser l’âpreté, une histoire d’amour qui finit mal, l’histoire d’une famille brisée, l’histoire que je venais simplement d’écrire. Des questions et quelques réflexions me vinrent, toutes plus inutiles les unes que les autres et ayant pris un stylo et un cahier, je les posai sans forcer sur le papier :
« Où sont nos rêves d’enfance ? Qu’est devenue au fond de mon être l’innocence originelle ? Ai-je seulement été un jour innocent ? Je ne suis pas une mauvaise personne et je crois que je suis un bon père. Mai cela ne suffit pas, en vérité, à taire le cri immense de cette humanité meurtrie, à ne pas savoir s’il aurait pu exister une autre voie que celle-ci ; la complication, les choix tranchants, les quêtes inassouvies que l’on refait vivre. Que l’on refait vivre malgré tout, malgré la femme, malgré l’enfant, malgré la famille… Je sais au fond de moi à quel point je m’en veux et je sais également qu’il me faudra du temps pour me pardonner ce choix. Je ne le regrette pourtant pas, car il appartient autant à ce que je suis, à la nature véritable de mon être – qu’il faut que je regarde aujourd’hui sans aucune concession – que je lui appartiens moi, dans la totalité d’une œuvre dont il reste tout à bâtir. »

Je restai ainsi et je regardai les gens autour de moi. Je n’osai pas tourner la tête vers elle, j’étais penché sur le cahier et le stylo à la bouche et je pensais et repensais encore à ce choix. Il me sembla, tandis que j’appréciai l’animation feutrée de la salle, que le choix ne suffisait plus. Au-delà de ce qu’il impliquait, il fallait en saisir l’essence pour espérer l’assumer pleinement et non pas s’en divertir, comme on abandonnerait un film en pleine séance pour aller en voir un autre, du fait d’un peu de lassitude ou par simple goût du changement. Il fallait également dévêtir ce choix pour en révéler le sens profond, car il n’est pas de doute permis qu’il avait profondément bouleversé ma vie mais, avant tout, celle de ceux qui m’étaient jusqu’alors les plus proches.  

On entendit bientôt nos deux noms et une femme menue nous indiqua le chemin. Un homme au visage avenant nous accueilli, cheveux gris, belle moustache, voix douce. Il nous redit ce que nous savions déjà, énuméra les dispositions et pris bonne note des compléments que nous lui donnâmes. Une fois que les termes de notre entente furent approuvés par la Justice, nous ressortîmes du tribunal. Il n’y avait pas eu un seul heurt, un seul mot déplacé. Elle s’était comportée comme une grande dame devant le Juge et son greffier, comme celle qu’elle avait de toute façon toujours été. Sur les marches, alors que nous venions tous deux de retrouver l’air libre et de nous allumer une cigarette, je lui posai maladroitement une question : « Tu t’es garée où ? » Elle ne me répondit pas, me tourna le dos et s’éloigna doucement. Je la regardai quelques instants, le ventre noué, avant de moi-même reprendre le chemin du parking. Je retrouvai difficilement ma voiture et, au moins aussi difficilement, mes esprits. Une fois assis devant mon volant, incapable de reprendre la route, cherchant dans les feuilles d’un arbre planté là tout près de ma voiture une réponse qui ne viendrait pas, je me mis à pleurer.

Je ressentis le besoin de faire quelque chose de plus, mais j’en avais déjà assez fait. Alors j’apposai quelques mots supplémentaires sur le cahier légèrement froissé :
« S’il faut poursuivre et ne pas rompre, alors la dernière marche à gravir se nommera le pardon. Parce que sans pardon, n’existe pas de salut. Il faudra bien accomplir ce travail herculéen que de se pardonner, en cela que l’on ne reconstruit rien de bien fameux dans la colère. La colère que l’on ressent pour l’autre, à juste titre ou pas et puis la colère que l’on éprouve pour soi-même, l’indicible colère de ne pas avoir tenu sa promesse. Et si je suis certain d’une chose aujourd’hui, c’est que demander pardon ne suffit pas. Le pardon doit vivre en nous et nous devons le faire grandir comme on le fait pour l’amour, comme on élève ses enfants, en donnant le tout et le meilleur de soi. Cela doit devenir une part intègre et honnête, inconditionnelle. Aussi, au-delà d’images inaltérables qui n’existent pourtant plus guère, à raison de les avoir soi-même effacés, ne subsistent plus qu’un cœur et une âme dénudés, dans la vérité d’une leçon de vie devenue indispensable, d’un émoi brutal résonnant dans chaque fraction d’une humanité en exergue, dans une vision qui ne cachera rien et surtout, qui ne se cachera pas d’elle-même et de ce qu’elle signifie vraiment, là où le choix devient exactement ce que l’on est, ce que l’on pleure et ce que l’on espère, là où les grands rêves ne suffisent plus de n’être que des rêves, en ce point inatteignable où deux trajectoires se perdent pour se confondre, là où finalement, tout au bout du compte, résident le vent, l’amour, la tempête et le pardon. »

lundi 2 juillet 2012

Le soleil est une étable



Le soleil est une étable

Dont les portes se sont fermées

La résidence d’un rêve, une esquisse évaporée

De nouveau sur le vélo, j’ai roulé dans les ombres

Me sentant l’automne, dans ces premiers jours de juillet

Et dépassant les foules, inaccessibles mondes

Les pères, les mères et les enfants aimés…


J’ai nourri le vent et de tes yeux et de tes lèvres

Les étreintes indivisibles

La pensée comme une épine qui brule

Ces lointains rivages que nous avons foulés


Le soleil est une étable

Dont les portes se sont fermées

Que sera cette vie mon amour,

Quand les songes d’été seront passés ?


mercredi 13 juin 2012

Matala

Matala, Crête. Août 2011



Il est minuit ou un peu plus d’une heure dont je distingue seulement la sèche luminosité ambiante. Les mots qui suivront ne diront sans doute pas le tiers du monde que je souhaiterais conter.

Il existe un iris au fond de moi qui devrait être capable de se signifier à lui-même ce qu’il est et ce qu’il devient, sans finalement escompter autre prodige.

Le temps fuit à ce point que voilà que près de quinze mois que tu es parti. Il y a un an à peine, c’est notre mère qui a failli te rejoindre.

De mon côté, je vois mon fils dépasser seulement ses deux ans. Et bien qu’il t’ait rencontré une fois, il ne te connaîtra pas. Bien qu’il connaisse et reconnaisse un peu « Mouna » sa grand-mère, peut-être n’aura-t-il pas le temps de se souvenir d’elle…

Je suis absolument effaré par cette contorsion qu’offre le temps. Le temps de vivre ensemble et que tu meures, les deux à peine écrits, déjà en train de s’effacer. Il me reste une vie à faire mais tu n’es déjà plus là. 

Je ressens mon fils comme le plus grand miracle de ma vie mais toi, finalement, que ressentais-tu ?

Je fume mes cigarettes comme je respire, tel un souffle tronqué, accolé à la première peau. Je respire cette fumée et, la recrachant, je me demande très sincèrement comment trente sept années ont déjà bien pu passer. Il me semble des années sans écrire, bien que cela ne soit pas tout à fait exact, et donc, sans doute, des années sans dire la vérité.

Il m’est plus facile de te parler à toi papa, maintenant que tu es mort, qu’à notre mère, qui est devenue une énigme miraculée. Notre langage s’est estompé mais je crois tout de même qu’il nous reviendra un jour. Notre mère mourra aussi, un jour prochain. Que lui raconterai-je alors, lorsque son ombre sera engloutie par un soleil tel que celui que nous avons connu aujourd’hui ?

Je suis mortel, et je l’ai compris. Je suis cette machine qui, depuis la paternité, a instauré un certain degré de maîtrise.

Autour de moi, les champs d’olivier.

Ce que je cherche n’a pas de mot. Tout comme le centième nom de Dieu, on connaît les quatre vingt dix neuf premiers, mais on ne sait plus rien ensuite.

Je voulais écrire des merveilles et des contes et cela n’a guère changé. Je voulais dire l’iris ; je suis devenu silence d’une  vie pleine.

Je fume et j’éteins ma cigarette. Je regarde les champs d’olivier et les lumières de Matala. Douce est la nuit en Crête, mon père, et comme je me languis de toi…

mardi 12 juin 2012

La baleine et le bateau blanc


Le père regardait l’enfant et l’enfant regardait son père. La journée était celle d’un printemps où tout avait déjà changé mais que le vent ne délaissait guère. Quelques voiliers avaient investi l’embouchure et narguaient les plagistes encore à demi-couverts d'étoffes dont ils auraient bien voulu se passer. On oublie parfois tellement vite que la météo n'est pas le Temps. 

L'enfant désirait aller tout au bout de la digue, là où s'érigeait le phare vers le bleu du ciel. Tenant la main de son père et la lâchant dans l’instant d’après, il ne s’éloignait jamais trop. Il marchait au devant de lui, au devant d’une vie dont l’esquisse se redessinait à chaque nouveau souffle, indéniablement tout comme son père. 

Arrivés au phare, le père et l’enfant s’assirent l’un à côté de l’autre, puis simplement contemplèrent la mer. Elle était brune et verte, un miroir pour le soleil et elle envahissait l'âme de ceux qui ne savent plus, dans l'aveuglement d'une Ligne qui semblait s'être effacée. 

Tout était calme sauf à l'intérieur et ils virent bientôt une ombre disloquée se mouvoir dans l’onde salée, jouant simulacres des rochers sombres et des faibles remous que s’amusaient à fabriquer les flots. Ce ne fut finalement qu’un plongeur et ils rirent ensemble d’avoir cru à une prodigieuse et si peu probable apparition : un dauphin, une grosse tortue, une baleine !!

L’enfant cessa alors de regarder vers la mer et se retourna gentiment vers son père. Ce dernier portait des lunettes de soleil qu'il quitta assurément, lorsqu’il se rendit compte que son fils cherchait son regard, la magie n'étant parfois qu'une question de trajectoire. Il prit le regard de l'enfant et l’emmena au fond de lui, une nourriture céleste pour ce qui de lui demeurait inattaquable.

Le fils portait une petite casquette bleue qui ne cessait jamais de glisser de son crâne envahi par les boucles blondes. Le fils avait les yeux du père et le père n’avait d’yeux que pour lui. Dans les alentours marins se reflétait leur filiation. Le petit garçon essaya bientôt de lui parler un peu : 

- Papa… dit-il d’abord, tout doucement.

- Oui mon fils, l’encouragea le père. 

Mais au lieu de répondre, l’enfant tourna légèrement la tête vers l’horizon et sans attendre une seconde de plus, il attrapa l’avant-bras de son père de ses petites mains potelées. Il ne reprit pas la parole tout de suite. Un grand voilier blanc les dépassait effectivement par la droite, quittant le fleuve pour naviguer l’instant d’après dans les eaux marines et il accaparait toute l’attention du jeune expert, qui commenta bientôt : 

- Ça, c’est un gros gros bateau !

- Oui, mon fils, répondit le père, c’est un grand voilier blanc, un très grand et très beau voilier blanc. Tu veux que je fasse une photo ? 

L’enfant répondit oui et le père fit la photo. Quand il eut fini, l’enfant qui riait se leva et alors debout face à son père, tandis que les mots n’avaient plus aucune importance, lui renvoya sa petite phrase : 

- Ça, c’est un gros gros bateau !

Lorsqu'ils reprirent un peu plus tard le chemin de la digue en sens inverse, le père et le fils se parlaient doucement. Le fils en eu bientôt marre de marcher et comme à chaque fois qu’il le demandait, ce qui arrivait somme toute assez souvent, le père bientôt céda et pris son fils dans les bras. 

Derrière eux, le vaste horizon ne tanguait pas et les douces machines des hommes qui flottaient sur la mer scintillante ne le fragmentaient que par distraction. Les bruits de l’eau étaient partout et le vent en rajoutait un peu, un allié de taille, si souvent inatteignable. 

Sur la rive du fleuve qu'ils parcouraient tous deux, un pêcheur se débattait dans les rochers avec une anguille nerveuse et en colère, qui lui avait aspiré l’hameçon de sa ligne et qui menaçait maintenant de la briser. Les deux enfants du pécheur s’en amusaient étonnamment et leur mère aussi. Mais le pécheur restait de bonne humeur, bien que sa position ne fusse pas très enviable. 

Il était alors tout juste midi passé et bientôt il faudrait déjeuner. L’enfant et le père regardèrent intensément la scène jusqu’à son inévitable dénouement, lorsque le pécheur découpa de son couteau la tête de l’anguille qui ne semblait pas vouloir cesser de vivre. Et tandis qu’elle se débattait encore, décapitée, dans l’urgence de sa vie brutalement interrompue, il ne semblait important ni au père et ni au fils de s’inquiéter de tout ce qui pourrait bien survenir par la suite, dans les heures prochaines d’un jour qui finirait lui aussi par décliner.